1. Les Baskets Rouges

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"Non, je n'étais pas né pour ce bonheur suprême de mourir dans vos bras, et de vivre à vos pieds. Tout me le prouve, hélas ! Jusqu'à ma douleur même... Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime." Alfred de Musset

La bise automnale s'élevait petit à petit, dégringolant des toits trempés glissant sur les trottoirs. Elle coulait, suivait son chemin invisible. Elle avançait perfidement, griffant mes vêtements, et arrachant les dernières feuilles d'un chêne aux larges branches. Des dizaines de morceaux flamboyants, lentement, se plaisaient à la légèreté trompeuse du vent, s'y laissait porter innocemment. J'aurai aimé les prévenir que toutes finiraient par s'abattre d'un coup sec sur le pavé humide, mais notre ami déguisé se garde bien de ne rien dire. Le sol alors enlisait la chétive feuille dans son océan de macadam suintant, où elle finira piétinée, déchirée, avant de tomber en poussière. Comment ces feuilles peuvent-elles faire preuve d'une telle candeur en se laissant charmer si passivement ?

Ce n'est pourtant pas ce triste spectacle qui a attiré le plus mon attention. Il est encore tôt, mais dans quelques minutes elle viendra.

Tous les jeudis, elle portait ses baskets rouges.

Elles étaient en tissu épais, élargi et presque déchiré au revers. Ternies par la boue, les pluies et poussières, elles bravaient fièrement le bitume. Le bout était en caoutchouc blanc cassé tout comme sa semelle affaissée au talon. Ses lacets trop longs s'entre-mêlaient longeant le haut de son pied, avant de fusionner en un noeud aux boucles effleurant presque le sol. Les bords étaient toujours retroussés laissant apparaître sa jambe naissante. Oui je me souviens de cet éclat pourpre surmonté de ses frêles chevilles blafardes, sillonnant le goudron lourd et maussade. Le rythme de ses pas était réglé selon son humeur. Ses talons pouvaient faire claquer les plaques d'égout, râper les carreaux des vieux trottoirs, et sans même me retourner je pouvais la savoir pensive, en colère ou gaie.

J'aimais tant ce rouge. Pas par simple goût, mais pour la provocation et prétention discrète qu'il dégageait. Il rayonnait comme un rubis aux multiples facettes, la passion, la haine, le sang, la vie, la mort, et tant de discordances pourtant inséparables. Elle détenait à ses pieds vices et fougue, et j'étais immobile et fébrile tel Pandore. 

Cet éclair écarlate suffisait à déverser dans chaque parcelle de mon corps cette adrénaline brutale. Je sentais le sang brûlant se ruer le long de mon cou, comme si jamais auparavant il ne l'avait traversé. Le poison frayait son passage, me dévorant les doigts, les jambes. Je percevais de plus en plus fort l'empressement violent du coeur, l'unique contremaître. Je le sentais se réveiller dans ma poitrine, je l'entendais émerger de son sommeil, il criait, il hurlait. Je pouvais même entendre tonner dans mes joues cette sève incendiaire. Pour le monde extérieur je rougissais. Pour moi, je devenais rouge-basket.

Quatre heures quarante, l'heure est arrivée. Je fermais lentement les yeux, recherchant en moi ce sentiment devenu familier. C'est alors que le silence morne fut coupé par ces claquements. Mais ils divergeaient des précédents. Là où d'habitude, ils étaient réguliers, ici ils étaient décousus, vacillants. Ce n'est que lorsque je tournais la tête que je les vis. Seulement, dorénavant je compris qu'elles seraient accompagnées. Accompagnées des baskets noires. Alors le zéphyr froid me giflait le visage avec un ricanement. Car, finalement je n'étais qu' lune feuille morte de plus accrochée au goudron, piétiné par des baskets rouges.

Cold in CaliforniaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant