Las Vegas Parano, Hunter S. Thompson, 1971

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J'ignore au juste quel homme était Hunter S. Thompson, ce journaliste qui, dit-on, fut l'initiateur d'un style très subjectif qualifié de « gonzo » et qui eut l'idée pour le moins virile de se suicider par arme à feu vers ses 68 ans (ce qui constitue à mon avis un âge très sain pour mourir !), mais il ne fait aucun doute qu'il appartint à la catégorie des énergumènes libérées et asociales, anarchistes et anticonventionnelles, de quoi réjouir l'amoraliste qui, sommeillant en moi et ne s'éveillant par à-coups que sous une forme assez intellectuelle et bourgeoise, se situe bien en-deçà des capacités d'audace et de nuisance d'un être pareil.

Fear and Loathing in Las Vegas (traduisez logiquement : Las Vegas Parano) raconte l'hallucinante équipée d'un journaliste, sosie de l'auteur, envoyé à Las Vegas pour couvrir un événement sportif sans intérêt, et qui profite de ce prétexte pour inviter son détraqué d'avocat dans une débauche de stupéfiants extrêmement variés, presque tous frais payés par sa rédaction. Le roman entier n'est qu'un prétexte à exposer les délires de deux drogués excessifs que leur demi-folie entraîne dans des situations absurdes et intenables, le tout dans une tonalité de risque et d'urgence, d'outrance et d'hallucinations, angoissée et jubilatoire, et bardée d'observations et de critiques caustiques sur la société américaine des années 70.

En soi, l'argument du livre est minuscule et ne vaut pas grand-chose en matière d'intrigue : ce n'est guère élaboré, point construit avec un souci de direction, on a seulement l'impression juvénile et revigorante de se trouver acoquiné à deux amis irresponsables qui nous plongent dans des périls situés entre le délit potache et le crime révoltant. On se sent mené à la transgression, on se trouve grisé et flatté d'être emporté comme un gamin dans le courant de ces bêtises dangereuses parmi deux jouisseurs bêtement imaginatifs et attachants ; on franchit la frontière de maints tabous ordinaires sans sortir de sa chambre et avec juste un peu de lecture, plongeant dans le flot insoupçonné d'un style de vie au rythme dément et où chaque vague d'événements interprétés avec enthousiasme ou paranoïa incite à des surenchères de vitalité à la limite de l'overdose, au sens propre comme au figuré. On devient soi-même frénétique et trépidant, palpitant et anxieux, à la façon d'un cœur accéléré et ouvert avant l'opération chirurgicale, on redoute sans cesse avec intensité le bistouri quasi fatal de la dénonciation et de la police, on anticipe les maladresses énormes que peuvent commettre ces camés dans des états si lamentables et parmi tant de monde, on découvre in extremis leurs ruses balourdes pour se sortir des mauvais pas, on rit de soulagement et on exulte de liberté puérile, déraisonnable et hyperbolique.

C'est un certain côté de l'Amérique, je crois, qui nous est dévoilé dans ce livre, aux antipodes de la respectabilité d'apparat et des réussites honorables des pionniers dont on y fait les exemples ; l'opposé, en somme, du mondain chrétien qui constitua une grande part de l'imagerie associée au fameux rêve américain : le goût effréné, instinctif et brutal, de la sauvagerie et des plaisirs abandonnés, l'aspiration aux grands espaces affolants et les tentatives éhontées d'existence absolue, tout ce substrat de « ça », sexuel et violent, que ne s'assume pas un pays pourtant de démesure naturelle et urbaine – genre Kerouac et Kilodney. Et Las Vegas, justement, est en cela le lieu de tous les n'importe-quoi moraux plus ou moins institués en système ; Las Vegas est un appel aux comportements les plus anormaux mais cantonnés au sein d'un espace codifié ; Las Vegas est l'incarnation d'une folie permise, circonscrite, géométrique, réglée où se précipitent comme dans ce roman tous les anti-héros de l'arrière-société, cachés derrière la société, partisans indécelables de l'antisociété.

Ce livre contient des pages d'une drôlerie irrésistible ; il vaut le détour par l'originalité délirante qu'il propose et qui constitue une puissante réjouissance, comme une défonce où toute pudeur disparaît – on n'en sort pourtant pas transporté, c'est une anecdote littéraire, du pur divertissement pour l'éclate, une parenthèse d'acides et d'amphétamines survoltée pour ceux qui se rêvent, mais en imagination seulement, mauvais garçons ou mauvaises filles. Sans doute, passé l'effet de surprise et l'extrapolation symbolique (l'inconscient dépravé de l'Amérique au joli verni dont j'ai parlé), on n'en tirera que quelques astuces de situations et de répliques, le tout nettement inspiré d'une véritable expérience de l'insoumission et des drogues ; un lecteur en quête de substance profonde n'en gardera à la limite qu'un certain trouble s'il en extrait rien qu'une tentation à suivre cette voie en quelque sorte valorisante de l'insolence et de l'ardeur, de l'incendie et du séisme, mais ce trouble, pour un pareil lecteur, sera sans doute de courte durée : c'est que situationnellement aussi, ce road-trip est une parenthèse, comme le suggère le récit lui-même en rendant aux personnages le fard policé, le costume propret, de leur quotidien sitôt Las Vegas laissée derrière eux. L'excès, on l'éprouve en définitive, est moins un mode de vie qu'une purgation provisoire, et c'est presque avec déception que ce retour à la normale s'effectue en nous-mêmes : le dénouement, l'achèvement de Thompson est une douleur, car il traduit l'impossible extase dont nous sommes tenus éloignés par tout le poids de nos choix passés et des conventions sociales. L'absolu est inatteignable, cette « pulse » quasi-mystique de la Beat Generation, il n'y a que l'art à peu près pour en figurer la porte d'accès, mais c'est encore moins une porte qu'une fenêtre par laquelle on ne passe pas, à moins que tout s'achève pour nous en un immense et majestueux suicide de toutes valeurs et en accomplissant la jonction pleine et entière des pensées et des actes inconséquents. Ne craindre rien ni personne, se consumer en éclatante vitalité, s'opposer à tout en kamikaze du perpétuel dernier jour : qui osera un pareil sacrifice du moral unanime au profit de l'assomption égoïste de l'arbitraire intérieur et du plaisir insatiable ? Pas moi, oh ! non, pas moi non plus ! et pourtant bien peu comme moi ont perçu l'hypocrisie et la froideur contenues dans nos lois grégaires, mais, en une certaine façon, le grégaire est aussi un élément de vitalité, en ce que la conservation de soi fait partie du principe essentiel de la vie : détruire, oui, par goût du carnage certainement, mais se détruire soi-même ? jusqu'où peut-on aller dans pareille entreprise sans se dissoudre jusqu'à l'absurde ? Être cohérent, c'est au moins exister : il faut de ces retours à la réalité par lesquels, sans pour autant se perdre de vue, on recouvre sa force, on cesse d'être une illusion et un rêve. Il y a, dans l'immoralité que nous fait vivre Thompson, une moralité foncière et légitime, et c'est celle qui consiste en l'aperçu de sa propre persistance : vouloir tout brûler, peut-être, mais pas jusqu'à fanatiquement renoncer à soi-même. C'est peut-être un confort, qui sait ? une lâcheté ? Mais lisez Las Vegas Parano, et voyez s'il n'y a pas aussi quelque folie à tenter le saut vertigineux par lequel la raison même s'abîme dans le gouffre de l'éternelle crainte et de la totale inconscience. Vous sentirez finalement, et peut-être à défaut de le comprendre, pourquoi vous ne devez jamais, même par mégarde, vous faire passer pour qui vous n'êtes pas, pour qui vous vous vous efforceriez en vain de ressembler jusqu'à vous perdre vous-même par défi d'être ce que les autres réclament de vous.


P.-S. : Je n'ai pas vu le film, ne m'emmerdez donc pas avec ça.


À suivre : La pensée postnazie, Onfray.


                                                                      ***


« Quelques secondes ne s'étaient pas écoulées qu'il m'appelait en hurlant. « Au secours ! Espèce de fumier ! À l'aide ! »

Je me ruai dans la salle de bains, pensant qu'il s'était coupé une tranche d'oreille accidentellement.

Mais non... il tendait les bras à travers la salle de bains pour essayer d'attraper la radio sur l'étagère de Formica blanc où elle était posée. « Il me faut cette foutue radio », grommelait-il.

Je l'éloignai de ses mains. « Imbécile ! Remets-toi dans la baignoire ! Touche pas à cette satanée radio ! » m'écriai-je en la poussant loin de ses pattes. Le volume était tellement élevé qu'on aurait bien eu du mal à reconnaître ce qui passait à moins de connaître Surrealistic Pillow presque note par note... ce qui était à l'époque mon cas ; et je savais donc que White Rabbit était fini. L'apogée était passé.

Mais mon avocat lui, semblait-il, n'avait pas suivi le mouvement. Il en revoulait. « Remonte la bande ! gueula-t-il. Faut que je l'écoute encore ! » Et ses yeux étaient emplis de démence, incapables de converger. Il paraissait être au bord de quelque abominable orgasme psychique...

« Et que ça roule ! s'exclama-t-il. Aussi haut que peut monter ce fichu bidule ! Et quand ça arrivera à cette note fantastique où le lapin se coupe lui-même la tête avec ses dents, je veux que tu balances cette putain de radio en plein dans la baignoire avec moi. »

Je le dévisageai, sans lâcher prise sur la radio. Je finis par lui dire : « Pas question. C'est avec joie que je te planterais un poinçon à bétail de 440 volts dans cette baignoire à l'instant même, mais pas cette radio. L'explosion te ferait passer à travers le mur – raide mort en dix secondes. » J'ajoutai en riant : « Merde, ils m'obligeraient à expliquer la chose – ils me traîneraient devant je ne sais quel pourri de juge d'instruction pour me cuisiner sur... oui... les détails exacts. Je n'ai pas besoin de ça. »

Il s'écria : « Conneries ! T'aurais qu'à leur dire que je voulais monter Encore Plus ! »

Je réfléchis quelques instants, et finis par dire : « D'accord. T'as raison. C'est probablement la seule solution. » Je pris la radio-magnétophone, qui était toujours branchée, et la tins au-dessus de la baignoire. « Laisse-moi seulement vérifier que j'ai bien compris ce qu'il faut faire, dis-je. Tu veux que je lance cet appareil dans la baignoire à l'instant où White Rabbit arrive en haut – c'est ça ? »

Il redescendit dans l'eau et sourit avec gratitude : « Bon Dieu, oui. Je commençais à croire qu'il faudrait que je sorte pour qu'une de ces foutues femmes de chambre vienne me le faire.

— Ne te tracasse pas, lui dis-je ; t'es prêt ? » Je poussai le bouton de marche et White Rabbit recommença à monter. » (pages 91-92)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant