Un - Je changeais

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1993, Sud-Est de la France


   Le ciel est bleu.

C'est con, pas vrai ?

Et pourtant c'est ce que je me suis dit, la tête appuyée sur le rebord de la fenêtre, le regard fixé sur l'étendue azur. Le ciel est bleu, et il est magnifique aujourd'hui, aucun nuage à l'horizon,aucun parapente, aucune traînée laissée par les avions.

Devant moi, les arbres défilent paresseusement. Je pourrais presque les toucher, les arbres, la vieille voie ferrée est tellement proche des cyprès que leurs branches caressent les wagons et entrent parfois dans les compartiments.

Mes mèches blondes volent légèrement. Le vent glisse sur mes doigts. Loin devant, j'aperçois la locomotive verte. Elle crache d'énormes panaches de fumée, inspirant, expirant, reprenant son souffle au rythme du voyage.
Destinée aux trajets touristiques, cette vielle machine reliait Mergne et La Motte, deux villages mornes et inintéressants renommés pour leur vin.

Éreinté par le décalage horaire, j'espérais dormir et me laisser bercer,  mais je n'ai pas pu fermer l'oeil. En cause cinq touristes Américains incroyablement exubérants dans le compartiment, riant et gloussant sur des blagues idiotes. De toutes manières, j'ai toujours pensé que le gloussement devrait être interdit par la loi. Rien de plus énervant, je trouve, surtout quand on essaye de dormir ou d'être calme.

Je passe de nouveau ma tête à travers la fenêtre, et j'aperçois un petit château d'eau abandonné et envahi par la végétation. Je souris. Un peu plus loin, au pied des montagnes, c'est chez-moi. L'été s'achevait. Août s'achevait. Et avec lui les vacances. L'Amérique. La Pennsylvanie.
Quel voyage.

Le train freine, un sac-à-dos tombe du porte-bagage, déclenchant de nouveaux gloussements. J'appuie sur le bouton pause de mon walkman, et les Beatles s'interrompent. J'ôte mon casque, le mets autour de mon coup, puis je prends ma valise.


   Je pose mon pied sur le quai brûlant, et je respire.

Je regarde autour de moi.

Les petites maisons biscornues avec leurs toits rougeâtres, les sapins se dressant dans le crépuscule, le chef de gare et son crâne dégarni, les boutiques illuminées... Quand j'étais petit je pensais être dans mon royaume, l'école et les façades luxueuses des hôtels où ma mère travaillait étaient ses frontières. Je savais qu'il y avait d'autres choses là-bas, au-delà des montagnes, mais je n'avais pas envie de les découvrir, j'étais bien là ou j'étais, à ma place.

Je pousse la porte de la gare en soupirant.
Au loin, je vois le train qui repart.
Au-delà des montagnes.

   Ma mère m'attends dans la voiture. Je la vois, elle me fait coucou de la main avec un petit sourire, toujours le même, celui qui lui fait plisser les yeux, moi j'ouvre le coffre, j'y mets ma valise et je dis bonjour du même air enjoué que j'ai depuis des lustres.

Bonjour Maman, ça va, oui ça va, comme s'est passé ton voyage, super c'était génial, elle écoute sans vraiment écouter, elle lâche des exclamations au bon moment mais elle ne comprend rien, mes paroles ne sont que des enchaînements de lettres et de syllabes dépourvus de sens. J'ai l'impression d'être dans une pièce de théâtre, chacun disant ses répliques en suivant les didascalies, sans réel intérêt. Je regarde ses yeux. Quelque chose s'est envolé.

Elle me parle de Eugène.

Eugène,c'est le meilleur ami de ma mère. S'il existait une médaille pour le mec le plus sympa de la Terre, ce serait à lui qu'on la décernerait. Il nous aide à la maison, c'est lui qui fait toutes les tâches ménagères, le repas et tout ça, chaque jour, sans s'arrêter, Maman me dit qu'il a démissionné de son travail il y a une semaine. Elle a de la chance de l'avoir. Moi je n'en ai jamais eu. Des amis, je veux dire. Les gens me fuient au collège, ils disent que je suis bizarre, ils m'appellent Frankestein, à cause de ma démarche maladroite et de mon mutisme quasi permanent. Les profs m'encouragent, mais même avec de la volonté, je dois me rendre à l'évidence, ça ne sert à rien, ma voix est toute faible, j'arrive à peine à prononcer un mot.

Il y a bien eu des amis, mais en troisième ils ont commencé à aller dans des fêtes, et c'est là que j'ai arrêté de les fréquenter. Les fêtes c'est pas pour moi, trop de monde, trop de musique, trop de bruit. Et puis de toutes façons je suis sûr que l'on m'entendrait même pas.

Les gens pensent que je ne parle pas parce que je n'ai rien à dire. Ils ont tort.

   Le portail s'ouvre.

La maison semble triste.

Je gravis les escaliers.

Ma mère ne me suit pas.

Très vite, je suis dans ma chambre.

Rien n'a changé. Mes dessins sont toujours accrochés au mur, mon bureau est toujours à sa place, le miroir reflète l'immense peuplier, ondulant et dansant au rythme de la légère brise du soir.

J'aime cette pièce, elle a toujours été mon refuge, l'endroit où je me sentais le mieux, loin de ma mère et de ses problèmes, loin de ses crises, loin des gens...

Les bruits de la maison se font entendre, les bruits familiers, le glou-glou de la chaudière, les craquements du plancher, le bruissement des feuilles.

C'est bizarre, tout a l'air plus petit. Ou bien peut-être que c'est moi qui ai grandi.

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⏰ Dernière mise à jour : Jun 01, 2023 ⏰

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Le ciel est bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant