Elle voulait mourir.
Il n'y avait pas d'autre certitude dans son esprit alors qu'elle cheminait en silence vers les bois. Aiwe avait dix-huit ans et sa vie devait s'arrêter là. Chaque minute supplémentaire volée à cette résolution ne faisait qu'en garantir la solidité.
Derrière elle, les autres témoins de la crémation s'en allaient chacun de leur côté. Leur indifférence la tiraillait. Leurs accusations muettes la poursuivaient. Elle avait échoué.
*
Étrangement, tout autour d'elle avait acquis une formidable précision. Elle entendait chaque pas posé sur les sols boueux et sentait le moindre filet de vent siffler à ses oreilles. Devant elle, les feuillages des arbres éclataient de couleurs. Elle n'avait jamais vu la forêt si resplendissante. C'était une vision enchanteresse, en parures de rouge et d'or. Aiwe avait l'impression de se réveiller après plusieurs jours de brume endolorie. La nature saluait son retour. La journée aurait été parfaite pour les noces.
La douleur était là. Elle venait mordre son esprit et terrassait ses idées. Elle avait ressurgi, décuplée, lorsque le bûcher avait faibli, lâchant des braises et des cendres dispersées par le vent. Une journée parfaite pour des noces. Mais la mort frappe sans prévenir, sans tenir compte des souhaits des hommes, sans pitié pour les fiancés sur le point de s'unir. Aiwe connaissait la fatalité. Sa pratique de guérisseuse lui avait enseigné que parfois la lutte est perdue, et qu'il faut accepter que toute chose ait une fin.
Mais cette fois-là, elle en était sûre, elle aurait dû gagner. Elle aurait dû vaincre la maladie. Elle avait manqué de discernement et de rapidité. Si seulement... Mais trop tard. Elle avait tout perdu.
Elle voulait mourir. Sans lui, continuer n'avait pas de sens.
*
Une partie d'elle-même tentait de se raisonner. Elle était jeune, plutôt jolie. Il pourrait y avoir d'autres rencontres, d'autres amours. Cette voix était de plus en plus écrasée par le poids de la culpabilité. Pourtant, cette voix persistait : tu ne l'as pas sauvé lui, tu pourras en sauver d'autres.
C'était vrai. Aiwe était une maîtresse herboriste de talent. Toute la région environnant le village de Rivebois connaissait son nom, et son commerce n'était pas prêt de battre de l'aile. Grâce à son art, elle apaisait les souffrances, chassait les maladies et calmait les esprits tourmentés. Elle saurait en guérir d'autres, mais elle n'avait pas su le protéger, lui.
*
Son corps avait décidé sans elle de sa destination. Elle était à présent sous le couvert des arbres et s'enfonçait dans le sous-bois. Le sentier avait disparu. Il fallait avancer avec précaution pour écarter les ronces et les branchages. Au-dessus d'Aiwe, le vent continuait sa musique. Une bourrasque plus vive faisait parfois tomber et voltiger les feuilles mortes. Le sol était recouvert de mousses luisantes et d'un tapis mi-doré, mi-rouille.
La jeune femme continuait d'avancer dans les profondeurs de la forêt. Le voile de deuil qu'elle portait resta accroché à un buisson, libérant ses longs cheveux auburn, mais elle n'y accorda qu'une pensée. La forêt était si belle. Le bois vibrait de vie.
Aiwe connaissait les plantes, les racines et leurs secrets. Là-bas, près des vieux églantiers, un peu plus loin, elle trouverait une plante qu'habituellement elle se gardait bien de cueillir. Elle pourrait en manger, puis s'allonger dans un nid de feuilles et s'endormir pour toujours, dans les craquements bienveillants des bois. Le Père de Lumière l'accueillerait dans ses bras, elle y croyait.
Le jour déclinait. La lumière avait de plus en plus de mal à toucher le sous-bois. Aiwe atteignit le bosquet d'églantiers. Quelques mètres plus loin, une minuscule clairière créait un puits de lumière orangée. Il y poussait de petites plantes aux pétales hésitant entre le blanc et le crème. Le réel danger résidait sous la terre, à la racine. La jeune femme s'agenouilla et, d'une main sûre, écarta l'humus autour de la plante. Dans peu de temps, tout serait fini. Il ferait bientôt nuit.
Un mouvement à sa droite la fit sursauter. Elle scruta le sous-bois mais ne vit rien. Était-ce une bête sauvage ? Quelque chose semblait se balancer à une branche basse. Aiwe se redressa lentement, aiguillonnée par un sursaut d'instinct de survie et une curiosité un peu morbide. Elle pouvait à présent tendre le bras. Le contact sous ses doigts la surprit. C'était un morceau d'étoffe. En la tirant un peu vers elle, la jeune femme vit qu'il s'agissait d'un tissu précieux de couleur gris perle. Que faisait une telle étole au milieu des bois ? Aiwe tira un peu plus mais elle rencontra une résistance.
Elle mit momentanément de côté les petites fleurs blanches. Pourquoi cet objet se trouvait-il là ? Très peu de personnes osaient s'aventurer si loin dans la forêt. Aiwe se glissa entre les branches, faisant glisser le tissu pour le dégager. La tâche s'avéra plus difficile que prévu. L'étole était extrêmement longue. Aiwe progressait entre des buissons touffus et se contorsionnait tout en agrippant les troncs pour ne pas trébucher sur un obstacle invisible. Il n'y avait presque plus de lumière. Après quelques minutes, le chemin se fit plus facile, mais la jeune femme n'avait toujours pas atteint l'extrémité de l'étoffe. C'était comme suivre le cours d'un ruisseau d'argent dans la nuit. Le cœur d'Aiwe battait très fort.
Au bout du chemin gris, un petit poids retenait l'étoffe au sol. Aiwe s'agenouilla pour ramasser le tas de tissu et sentit la douceur d'une peau enfantine sous ses doigts.
C'était un bébé.
Sauve-le.
Aiwe retint son souffle. L'enfant, lui, respirait calmement. Il dormait profondément et tenait entre ses doigts un joyau brillant. Il était vraiment petit, quelques mois tout juste. Un fin duvet noir recouvrait sa tête. Il semblait en bonne santé. Qui l'avait abandonné là ? Aiwe lâcha un souffle, assez proche d'un sanglot. Lui aussi s'était retrouvé dans ces bois pour y trouver la mort.
La jeune femme serra les dents. Une certitude féroce prit possession d'elle : cet enfant allait vivre grâce à elle. Elle prit le bébé dans ses bras puis s'enroula, elle et lui, dans la grande étole grise.
VOUS LISEZ
L'Herboriste - Les Thaumaturges I
AventuraDeux destins. Renwyck, jeune herboriste, part à la recherche de son père inconnu, guidé par une mystérieuse prophétie. Si magie et complots se dressent sur son chemin, il faudra bien y faire face. Pour Niédar, valeureux elfe déchu, c'est la vengean...