Silvestres caepae non sunt

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Soixante-cinq millions d'années avant notre ère. Sur Terre, les dinosaures règnent en maîtres. Les mers quant à elles, sont peuplées de créatures plus fascinantes et plus redoutables les unes que les autres.
À la cime d'un arbre, juchée sur une fine branche, une femme d'âge mûr contemple pour la dernière fois ce Monde qu'elle a vu naître. Une expression indéchiffrable figée sur le visage, elle prend une grande inspiration. Cette bouffée d'air pur sera la dernière avant un long moment.
Non cher lecteur. La cause de cette extinction de masse n'a jamais été, comme on a cherché à vous le faire croire, une météorite. Car cette extermination fut bel et bien orchestrée par une touffe de cheveux gris et cent quarante sept ans de carrière.

Marie Christine avait conscience qu'elle n'avait fait qu'accomplir son devoir en anéantissant ces rustres qui ne s'intéressaient pas au juxtalinéaire. Cependant, un profond sentiment de culpabilité lui rongeait les entrailles, et la solitude l'affectait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre. Au bout de quelques millions d'années, lassée de la compagnie des buissons, qui n'avaient aucune conversation en plus d'être infertiles, la plus très jeune fille se mit en quête d'un ami. Après un long voyage parsemé d'embûches, elle finit par rencontrer un singe, mais le bonheur qu'elle éprouva en apercevant un être qui lui ressemblait physiquement fut de courte durée : celui-ci tenta de s'enfuir dès qu'il l'aperçut. Marie Christine se lança à sa poursuite, trop euphorique pour se rendre compte que ses cris étaient plus une manifestation de détresse qu'une démonstration d'affection. Elle finit par le rattraper après lui avoir malencontreusement jeté une pierre dans la nuque, ce qui avait causé sa chute et, accessoirement, son traumatisme crânien.
Elle l'attacha fermement au tronc d'un arbre avec les lianes qu'elle avait l'habitude d'utiliser pour se balancer de branche en branche.
- Surtout restez assis, je vais vous enseigner la langue que j'ai inventée, annonça-t-elle, enthousiaste. Ne vous inquiétez pas, cela ne prendra que quelques jours.
Alors qu'elle ne faisait qu'entamer la troisième déclinaison, le primate, affolé par ce déferlement de grammaire, se remit à s'égosiller. Plusieurs de ses congénères rappliquèrent, dressés sur leurs pattes arrières, les crocs en avant.
Marie Christine ne se laissa pas décontenancer pour autant. Elle était au contraire ravie à l'idée d'accueillir de nouveaux disciples dans sa première salle de classe, aussi rudimentaire fut-elle.
Les cris suraigus redoublèrent, tandis que son élève velu se démenait de plus belle pour défaire ses liens. La professeure, consternée en constatant que ses semblables étaient réticents à pratiquer une activité aussi palpitante que le juxtalinéaire, ne baissa pas les bras pour autant. Elle fit le noble serment de remédier à l'ignorance de tous ceux qui croiseraient sa route. À peine quelques milliers d'années plus tard, la fameuse langue qu'elle avait élaborée était enfin parlée couramment.
Marie Christine en fut comblée, du moins jusqu'à ce que le tyrannique François Ier fasse du français une langue officielle, causant le déclin progressif de la langue latine. La mort du roi, elle aussi, ne fut pas des plus naturelles.

2017 ans après la naissance de son premier enfant. Marie Christine, chamboulée après la mort de son arrière petit fils mort de vieillesse, se réfugiait dans le labeur et s'évertuait à transmettre son savoir aux nouvelles générations. Comme elle était, à son grand dam, contrainte de se nourrir pour éviter de passer l'arme à gauche, elle quitta son domicile et se mit à marcher car elle était, à son grand dam, contrainte de mettre un pied devant l'autre pour se déplacer.
Un homme passa et lui frappa le poignet avec un objet qu'elle n'eut pas le temps d'identifier.
"Ouille", rétorqua-t-elle, bien décidée à se faire respecter.
Elle poussa la porte de la boulangerie.
- Une baguette je vous prie.
Le boulanger en choisit une et, alors qu'elle s'apprêtait à la saisir, il eut un mouvement de recul et la porta à ses narines pour inhaler la farine.
- Celle ci contient des graines de sésame.
Marie Christine, quelque peu hébétée, prit son pain et s'empressa de lui tendre ses pièces.
Le boulanger le lui arracha brusquement des mains, envoyant valdinguer la monnaie partout sur l'étalage.
- Non, non, non, définitivement non ! Voyons un peu...
Le vieil homme la reposa et en sélectionna une autre avec soin.
- Essayons celle-ci.
Il lui donna une autre baguette et s'accouda contre le comptoir en l'observant, comme s'il attendait quelque chose.
L'enseignante, perturbée, ramassa son argent et le rassembla en un petit tas devant lui.
- Voilà... bafouilla t-elle, doutant de plus en plus de la santé psychique du commerçant.
- C'est drôle, fit-il avec un sourire énigmatique. Celle-ci contient des graines de courge. Comme celle ayant appartenu à la personne qui vous a infligé... ce problème au poignet.
Marie Christine, décontenancée, prit la baguette d'une main tremblante et se dirigea vers la porte quand un autre client entra, la stoppant dans son élan. Elle resta pantoise, séduite par ce cou si boutonneux qu'il donnait l'impression d'être grumeleux et cette calvitie naissante. La professeure sentit les battements de son coeur s'accélérer lorsqu'elle entendit le timbre de sa voix enchanteresse.
- Je déteste les jeunes, déclara-t-il. Je les méprise tant que j'aimerais pouvoir les regarder brûler vifs un à un.
Il acheta un croissant et demi et sortit.
- Attendez ! l'apostropha Marie Christine en le rejoignant sur le perron, émoustillée. L'homme se tourna, la lorgna de haut en bas et esquissa un sourire édenté.
- Madame ? Ou Mademoiselle, peut-être ?
Elle pouffa.
- Mon nom est Marie Christine. Marie Christine Barbier.
- Je me prénomme Pascal, fit le vieil homme en s'inclinant. Pascal Rivrain.
Un silence embarrassé s'installa.
- Quelle est votre profession ? L'interrogea-t-elle dans un élan d'audace.
- Oh, je suis enseignant : je travaille dans un collège. Je déteste mes élèves, je déteste mon travail, je déteste ma vie. Pour ne pas remédier au problème, j'ai choisi d'enseigner au lycée Jean Guéhenno l'année prochaine. Vous connaissez peut-être ?
Pour le connaître, Marie Christine le connaissait : elle en était secrètement la fondatrice et en avait elle-même posé la première pierre.
- Et comment ! J'y enseigne depuis plusieurs générations, dit-elle avec enthousiasme.
- Nous nous y recroiserons probablement, alors. En tout cas j'y compte bien... ajouta-t-il en s'éloignant avec un sourire charmeur.

La rentrée scolaire arriva et les choses allèrent très vite. Les deux amants se voyaient régulièrement en cachette, tentant de contrôler leurs ardeurs lorsqu'ils se croisaient dans les couloirs, arpentés par de nombreux élèves. Le vendredi soir, ils dînaient dans les cachots du château de Marie Christine, où ils sirotaient du A positif encore tiède dans des verres de cristal et évoquaient avec nostalgie le bon vieux temps de la guerre des tranchées.
Mais plus le temps passait, plus Pascal rêvait de trucider ses élèves. Et de révéler publiquement sa relation. Aussi.

Un soir d'hiver.
Une ombre noire se glisse derrière le bureau de Madame Barbier, une forte odeur d'eau de Cologne enveloppe la pièce et tout devient silencieux. Une silhouette attrayante se dessine peu à peu, malgré la pénombre elle devine les traits délicats de Monsieur Rivrain en rut. Tâchant de dissimuler son intérêt pour l'homme viril qui se tient devant elle, Marie Christine se racle la gorge et lui demande d'un ton se voulant détaché ce qui lui vaut le plaisir de sa visite. La mâchoire de Pascal se crispe, ses yeux s'humidifient et ses lèvres se serrent tandis que les plis de son front s'accentuent, lui donnant un air plus grave encore.
- Ne nous cachons plus, dit-il d'une voix rauque.
Marie Christine laisse son dictionnaire français-latin lui glisser entre les doigts et cette fois-ci, elle ne trouve pas la force d'esquiver les avances de ce bel Apollon. Émue aux larmes elle lui tend les bras, il s'y jette, la plaque sur le bureau et insinue sa langue dans sa cavité buccale, noyant mutuellement leur glotte dans un torrent de salive passionné.
- Tu sens si bon.
- Ô Barbier ! Barbier ! Pourquoi es-tu Barbier ?
- Toi seul comprends mon attirance frénétique envers les volailles maladives
- Tu trouverais ça obscène si je t'appelais Léandro ?
- Oh Pascal, as-tu fais ta troisième colonne ?
- Shht... Tais toi, beauté occidentale. Plus rien ne nous importe à présent.

Une cellule psychologique fut mise en place pour les hélénistes ayant assisté à la scène. Marie Christine épousa Pascal, qui réalisa son rêve sans laisser aucune trace, et elle continua de s'incruster aux mariages de ses anciens élèves jusqu'à la fin des temps.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 09, 2019 ⏰

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