Le jour décline à l'horizon; rayon après rayon, le soleil se cache derrière l'arrondi languissant de la Terre, faisant hurler les hautes herbes sous l'incendie crépusculaire. Le ciel s'assombrit, changeant peu à peu son drap pâle pour une soierie d'ébène. Les ombres gagnent le monde, avides de glisser leurs doigts noirs sur la vie que le jour vient d'abandonner.
Planche après planche, le sol craque sous mes pas, tandis que je me déplace. D'abord, l'entrée: un vieux tapis - qui a dû être bleu roi dans un autre temps - trône, lourd de poussière, au centre. La belle commode est rayée sur tout un côté, signe qu'un vase - dont un éclat a été oublié dans un angle - est tombé malencontreusement, déchirant le flanc du meuble. Et puis, il y a trois portes closes dont les ombres limitent la pièce à un espace exigu; deux d'entre elles verrouillent ma gauche et ma droite; la troisième est placée au fond de l'entrée, juste en face de l'important escalier en bois dont les marches grinçantes menacent de se briser.
Le silence, lourd, interrogateur, ne me laisse percer son œuvre qu'avec réticence: je ne suis pas à ma place dans ce cadre d'ancien manoir anglais. Alors j'avance lentement de peur de froisser les tapisseries par mon manque de tact, et de courroucer les ancêtres peints sur les nombreux tableaux. Tout le long du couloir de l'étage, une enfilade de portes donne l'impression de secrets de famille devant rester enterrés avec leurs propriétaires. Seule la porte du fond est ouverte, tout à la fois accueillante et menaçante avec sa grande bouche sombre masquant une volée de marches étroites. De l'air froid descend des combles dans une valse presque mortuaire. Un frisson me glace l'échine lorsque j'entame l'ascension avec une simple bougie pour m'ouvrir la voie.
En haut, des lucarnes brisées déversent une lumière lunaire sur le sol et les murs, faisant apparaître des silhouettes fantomatiques; des êtres au regard tourné vers moi; ce regard vide; de regard que l'on porte sur un objet sans importance. Le crissement des chaînes marque les mouvements des rayons de lune, causant l'oscillation des silhouettes mornes.
Une brise vient chatouiller la peau de ma nuque. Tout ici chante une mélodie d'antan; mais une mélodie bien différente de celle du reste du manoir. En bas, les pièces murmurent en accompagnant le piano dans le récit d'un passé luxueux, faste et festif; le rire des enfants, les cadeaux sous le sapin, les longues table à manger couvertes de centaines de plats savoureux, la musique des bals, le tintement de la vaisselle en argent, le scintillement des lustres, le chatoiement des feux de cheminée. Des couleurs aujourd'hui ternes aux portraits de famille, tout le bas dénonce le temps qui, en passant, a volé le luxe et la beauté, comme on dérobe aux belles femmes leur jeunesse. Mais ici, dans ce grenier, il n'y avait nul prestige à prendre; les jouets étaient ceux que les enfants ne voulaient plus; les meubles, couverts de grands draps blancs, n'avaient plus de valeur; il n'y a jamais eu ni rideaux aux fenêtres, ni porcelaine, ni dorure. La vieille cheminée n'avait plus connu de feu depuis longtemps: si longtemps qu'il ne restait guère beaucoup de cendres dans son âtre. Non. Ici, lorsque les années sont passées, elles ne se sont pas attardées; elles n'ont trouvé que la silhouette d'une enfant - boucles blondes et chemise de nuit - attablée à un vieux pupitre. Ce fantôme comptait sur ses doigts, espérant qu'à dix son père ou sa belle-mère viendrait la chercher; mais l'enfant ne compta jamais dix: on ne lui avait appris à compter que jusqu'à neuf. Les années s'en sont donc allées, laissant la fillette aux pieds nus apprendre seule ce qu'était l'abandon.
Aujourd'hui, toujours assise sur sa chaise trop haute pour elle, l'enfant ne compte plus sur ses doigts; elle balance ses jambes dans le vide, s'imaginant certainement une belle balançoire dans un jardin verdoyant et lumineux. Elle oublie la poussière qui danse autour de son visage pâle comme autant de ballerines grâcieuses; elle oublie ses pieds écorchés à force de marcher sur du vieux bois; elle oublie ses ongles noirs d'avoir gravé jour après jour son attente dans le bois de son pupitre; elle oublie ses yeux devenus aveugles après tant de temps passé dans ce grenier lugubre; elle oublie qu'elle est seule, troquant l'ennui contre la voix du silence qui lui raconte encore une fois son histoire préférée: celle du petit garçon qui joue dehors avec un ballon. La fillette aimerait bien jouer dehors elle aussi; elle envie ce garçon et son ballon. Mais on lui a appris à ne pas jalouser les autres, alors elle oublie aussi le ballon, et se dit que, elle au moins, a un toit pour se protéger de la pluie.
L'enfant n'a pas remarqué ma présence; elle balance ses jambes en regardant fixement son bureau. Je m'approche alors doucement, contournant une caisse remplie de bibelots en morceaux. Mes doigts glissent sur les entailles dans le bois, sans les compter. Puis, lentement, j'ouvre le coffret posé devant le fantôme de la fillette: à l'intérieur se trouvent les plus précieux trésors d'un être abandonné: une photo de famille sépia, un lot de brindilles, un mouchoir en tissu taché et une petite note manuscrite de celles que l'on laisse derrière nous à notre départ. Sur celle-ci, destinées à une enfant trop jeune et trop seule pour savoir lire, est écrit: "Je m'en vais, Sarah, je te quitte."
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P.S. je t'attends encore
Short StoryJusqu'à quel point pouvons-nous attendre ? Jusqu'à quel point pouvons-nous détruire l'innocence ?