Journal d'un vieux dégueulasse, Charles Bukowski, 1969

58 2 20
                                    

Des Henry Miller aussi bien que des Charles Bukowski me plongent, je l'avoue, dans une certaine perplexité, et même assez profondément. Leur style de vie si libre, mêlé de sexualité débridée ainsi que de toutes sortes de stimulants notamment narcotiques, suscitent en moi une évidente fascination. C'est un mode d'existence qui, loin de notre morale, assume le rêve et la folie, et permet les conditions spirituelles à ce que j'apprécie le plus en art : le goût des audaces, le mépris des échecs, le sens de l'indépendance, la solitude intègre. Cette manière d'être rencontre inévitablement dans l'écriture des sujets inusités et des styles déliés – tous mélanges en particulier qui, s'affranchissant des conventions littéraires, permettent de donner une tonalité sincère et baroque à des écrits qui n'ont guère de pudeur et rien à perdre.

Journal d'un vieux dégueulasse est sans conteste un ouvrage de cette espèce : l'auteur ne craint personne, relate dans ses chroniques un univers prosaïque loin des élégances sociales et des théories académiques, il explore sexe et alcool dans leurs dimensions tout autant vitales que comiques – les deux sont ici toujours liées – et il exprime sans cesse et de maintes façons comment la prison et la mort ne sont jamais loin, venant en dernier recours à bout de tout comme consolations. La langue de Bukowski est celle des bas-fonds, ordurière le plus souvent et mêlée par points d'images poétiques chargées d'en relever la routine – il y a du clown triste, désespéré même, au cœur de ce Villon moderne. La quête des jouissances supérieures implique son lot de turpitudes sordides ; c'est tout à fait à quoi se condamne un individu véritable, c'est-à-dire un artiste.

Sur ce principe, je suis admiratif, ça oui. C'est sans doute un avantage pour ces hommes désaxés d'avoir pu commencer tôt une vie de bohème sans avoir eu ensuite à sacrifier leur confort pour poursuivre selon un idéal réévalué. On ne devrait jamais agir sans avoir au préalable... abondamment philosophé !

Et pourtant, cette philosophie de l'absence de contrainte chez Miller et Bukowski ne s'accompagne pas – pour les deux seuls livres que j'en ai lus – de beaucoup d'autre chose que d'une représentation colorée du monde où l'homme est une vermine sans limite. Je ne veux pas du tout déplorer le réalisme cru par lequel ces écrivains ont dépeint l'humanité, j'y souscris, mais j'y crois trouver une limite dans – hormis cette vision fauve, contrastée et vivide – le manque de construction, le défaut d'élaboration de leur pensée et de leur œuvre, et le souhait tacite que l'art pour eux ne soit qu'une variété, certes extraordinaire, de formes franches et de contrastes de lumières et d'ombres. Voilà, pour le dire autrement et mieux : le fond manque, selon moi, mettons : le fond intellectuel si vous préférez. Il ne s'agit pourtant pas pour moi de vanter une littérature tout de préciosité, d'ampoules et d'abstraction (on sait mon dégoût pour les ânes d'université), mais de conserver après la lecture un surcroît de soi-même, un bénéfice toujours nouveau ; or, il n'y a en l'occurrence que cette vitalité de désespéré que l'on conserve à la fin, rien n'est fort construit ni instruit, c'est à la limite de l'écriture automatique. Beaucoup de jugements à l'emporte-pièce, incomplets, insuffisants à tisser vraiment quelque chose... Des trouvailles stylistiques pleines de virtuosité sans nul doute, et des paresses mentale aussi, celles surtout rattachées à peu de composition d'idées – et même formelle chez Bukowski, comme cette absurde manie d'écrire sans majuscules, quoique de façon ponctuée, désir peut-être d'indiquer à demi qu'il est un personnage qui se moque des conventions, mais qui ne s'empêche pas pourtant de vouloir être lisible (où ça devient une flemme ou un concept, et je n'apprécie aucun des deux). Cette Beat Generation, il me semble, n'a produit qu'une aspiration plus ou moins réalisée à la liberté débarrassée des préjugés (et encore ! mais j'y reviendrai). Or, cette liberté se vit sans doute, se transmet émotionnellement à la rigueur, mais ne suffit pas à faire un art tout à fait accompli avec ce que ceci suppose pour moi de profondeur et de pensées.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant