Il est samedi soir et on est 20h passé .Je sors d'un complexe sportif prénommé Caillaux dans le 13e arrondissement .Je viens de ponctuer une journée d'enseignement de danse et le dernier cours s'est remarquablement bien déroulé.Je suis satisfait et fatigué et j'ai hâte de rentrer chez moi : enseigner ca use surtout lors d'un de ses jours de repos.Je me trouve à la station du tramway la porte coulissante s'entrouvre lentement prête à avaler et recracher des usagers.Je m'introduis en prenant bien soin de laisser un espace aux sortants puis me pose sur une place , oú à défaut de pouvoir m'asseoir j'ai la possibilité de m'adosser. Un crachin se dépose négligemment sur la capitale et j'exorcise ma haine de ce climat hivernal en perdant mon regard sur le tracé des gouttes qui rigolent sur les vitres.Ce je me permet en prime de passer le temps d'un trajet avec mes éphémères compagnons de route.Le tramway s'arrête .Il y a pas mal de monde aux abords de la porte du tramway mais je réussis à remarquer alors une femme assumant une cinquantaine d'hivers et un sobre voile noir sur la tête.Elle précède la marche à une jeune fille aveugle , d'une vingtaine d'années , brune , habillée elle aussi en noir avec une longue jupe noire et une doudoune de la même couleur.Cette dernière a du mal à appréhender la porte et s'engouffre tant bien que mal , le bras tracté par sa mère.Elle est maladroite et sa gêne contraste avec l'assurance des usagers qui savent se guider aux abords du monstre glissant. Je distingue une urgence dans la gestuelle de la mère qui s'accompagne d'un regard scrutant à la recherche d' une place pour sa fille.Ce réflexe qui est à mes yeux la plus grande manifestation de l'égoïsme parisien m'agace au quotidien mais lá dans ce cadre, il revêt les plus nobles couleurs.Oui de la beauté un soir de crachin ! Je suis comblé par tant de sincérité alors que nous nous trouvons submergés par une pluie hypocrite !Merde je suis touché ! Je considère les gestes de la mère , les yeux dans le vague de sa jeune fille , cette dernière ne voit rien ou pas assez pour être autonome !Ça veut dire quoi ne pas voir ?Plus que nous ...Aveugles en troupeau...Pas assez pour obtenir seule une place assise ? Paris est une modeste mégalopole mais reste carencé en solidarité même si ses habitants sont rarement enclins à refuser une place à un handicapé.D'ailleurs très vite, une jeune femme affichant une sereine trentaine d'années , occupait la place convoitée puis se lève très vite à la vue de mes muses du jour.Elle invite délicatement du regard le couple à enfin s'asseoir puis le soulagement de la mère est manifeste. Elle remercie chaudement l'utilisatrice et accompagne sa fille à s'y installer.La place devient un trône ou sa fille règne sans couronne le temps d'un trajet.Le préjudice de l'handicap est compensé par une place.Pourquoi ?Surement pour se poser , se recentrer le temps d'un trajet. Ne perds-on pas un peu de nos âmes à voyager et ce même sur des infimes distances ?Ne laisse t'on pas un peu de soi entre les correspondances au gré des stations gares et wagons ?Sa fille avait t'elle vraiment besoin de s'asseoir ?Elle n'est pourtant pas handicapé physique et arrive à tenir une satisfaisante position debout. Mais très vite, je me détourne de cet indiscret diagnostic.On ne saura jamais mais je devine que la mère avait déjà la réponse à ma question.Elle la fixe du regard préoccupée ...la recoiffe , réajuste son col de veste , lui parle et moi spectateur , j'admire impuissant la force de cette scène.Très vite j'abandonne ma peine face à tant de compassion .Je suis en plein dans la contemplation comme face au plus beau des tableaux .Sa mère l'aime plus qu'elle n'est aveugle.Ma curiosité reprend le pas et tout en les observant je me repose cette question.Est elle née aveugle ou l'est-elle devenue ? et puis très vite je réalise à nouveau que ça ne change pas grand chose dans le fond de savoir tout ça. J'en sais rien du tout mais je suis certain qu'elle aime.La cécité est là devant moi.La beauté aussi. Jolie somme pour un Sabbat pluvieux.Elle l'aime de toute sa chair ...rouge... Passion... elles s'aiment avec des yeux en moins mais avec le cœur en plus.Jolie somme pour un Sabbat pluvieux même si cette jeune femme est sûrement mise à l'écart de notre société...malgré tout les espaces qui leur sont prévus... notre société peine à faire une place aux handicapés... Mais peut importe les manquements , la jeune fille remplit le monde de sa mère...Monde ...Non là c'est l'univers entier de sa créatrice qui réagit .L'amour n'est donc pas ce prince charmant qui réveille une princesse en revenant d'un after.Non c'est juste regarder avec les yeux et le cœur ceux qui ne peuvent pas forcément nous voir....
