La lumière douce tranchée par les volets qui me tire du sommeil ce matin m'aurait presque fait croire que je me réveillais dans un monde nouveau. Mais je n'ai eu que peu de temps avant de revenir à moi. Rien n'était ni mieux ni meilleur.
Un coup de feu se fit entendre et mon café coula. Je le bus en pensant à cette vie qui venait probablement de s'éteindre, hélas je ne pouvais pas me permettre cette fantaisie à chaque détonation. Il y en avait trop.
Il faut savoir que j'avais énormément de chance de me lever pour aller travailler. J'avais un but, une pseudo-raison de vivre quand la plupart mouraient simplement de faim au bord de la route, à même le sol. Je vérifiai mon rationnement : plus assez d'eau pour prendre une douche. Tant pis. J'avais soif et un peu faim mais je réalisais bien la chance que j'avais d'avoir bu un café, luxe ô combien rare ici-bas. Nos vies étaient de purs carnages. Chaque personne luttait comme un animal pour sa survie, et qui n'aurait pas fait pareil ?
En me rendant au travail je croisai le corps sans vie de ce qui fut un ami. La mort aussi est devenue son amie. C'est la meilleure chose que quiconque aurait pu lui souhaiter tant son corps était rongé par la syphilis, obligé de le vendre pour vivre il avait perdu une fois et cela lui aura été fatal. Une fois visiblement malade plus personne n'avait voulu de lui. Triste vie et triste fin. Une existence supplémentaire qui n'aura pas été digne d'être vécue.
Le manque de cocaïne commença à se faire sentir dans mes veines. J'accéléra le pas. Code de sécurité du portail 6548, code de sécurité du sas 8735, code de sécurité de la porte 3855. Enfin. En sueur, je saluai brièvement mes collègues et me rendis rapidement au bureau de pointage pour mon rail réglementaire. Pour mieux bosser, qu'ils disaient. Pour nous forcer à venir, surtout. Et ce fut partie pour mes 12h de travail peu motivée comme jamais.
Un collègue se blesse. Ils lui offrirent la mort la plus décente qui soit. L'euthanasie. Pour un doigt en moins. Il ne fallait pas s'attacher trop vite à ses collègues, celui-ci est un mort de plus qui aurait pu être épargné mais ce n'est pas le genre de la maison. Quand un produit est défectueux il part à la poubelle, littéralement dans la fosse commune de l'usine, ignoble. Après une légère agitation le travail reprit dans un silence pesant. La chaleur qui se dégageait de ma machine, commençait à me faire tourner la tête. Toujours le même geste depuis mon embauche il y a 5 ans : galet, axe de galet, armature, j'appuyais et la riveteuse descendait son immonde appendice. Et ça recommençait, encore et encore. C'était abrutissant. Pourquoi autant de pièces ? Que faisaient les autres ? Pour qui travaillait-ont ? Personne n'en avait la moindre idée. La pause de midi arriva enfin, il s'en fut fallu de peu pour que je m'évanouisse. J'aurais été condamnée moi aussi... Comme à mon habitude je donnai la moitié de mon repas aux sans-abris toujours plus nombreux devant la porte de l'usine, sous les regards désapprobateurs de mes collègues. Un léger pincement au cœur me saisit lorsque je réalisai que ce sera ça ma vie, toute ma putain de vie.
Parfois il vaudrait mieux mourir.
Je sortis du boulot, exténuée. L'association m'attendais, j'en suis la gérante. Nous avions pour but de rendre la vie plus supportable à ceux qui avaient moins que nous. Parfois avec des médicaments, et le plus souvent par une euthanasie consentie. Croyez-moi je faisais de mon mieux. Mais ce monde-là était laid.
Elle existait depuis des années et rares sont ceux qui y restaient plus de quelques mois tant la tâche est ingrate, on y voyait la pire misère de ce monde déjà bien sale. Mais il fallait que certains tiennent bon pour les autres. Ce soir la faim et la chaleur me donnèrent la nausée, je ne voulais plus y aller, c'en était trop pour moi.
A contrecœur j'attaquais donc les quatre kilomètres qui me séparaient de la petite salle dans laquelle nos réunions tenaient lieux et tout autour de moi me dégoûtait, Les rats décapités par des gens affamés qui se décomposaient au soleil, les marques de sang sur la route que personne ne prenait plus la peine de nettoyer depuis longtemps, ou encore, et c'est bien le pire, le maire de la ville en costard qui filait droit à toute vitesse dans sa voiture de légende. Toute personne un tant soit peu sensée aurait haï ce type-là.
Et c'est sur le chemin que je les vis, splendides. Les autres d'abord, lui ensuite. Un groupe de paons dont les plumes irisées semblaient ruisseler dans la lumière. Mais surtout un paon rouge tel un Phoenix parmi les autres qui restaient indifférents à sa différence. Cet oiseau noble se baladait parmi ses semblables visiblement respectueux.
Tant pis pour ce monde, je le quitte. Voilà une bonne excuse pour m'enfuir.
Je pris le premier bateau qui menait à cette île quoiqu'il m'en coutât, c'est-à-dire mes maigres économies. L'air marin qui emplissait mes poumons habitués à l'air vicié de notre ville fut un avant-goût de ce qui m'attendait.
En effet je débarquais sur un port dont la beauté me ficha la chair de poule. Ce ne sont pas des paons que je vis mais des hommes comme vous et moi, à l'exception près qu'ils étaient drapés de vêtements de soie brodés d'or dont les plis légers ondulaient au gré des vents cléments.
La chaleur douce de l'endroit ajoutait encore davantage à la féerie du lieu. Des insectes colorés vinrent se poser sur moi et ronronnèrent dans mes oreilles.
Partout sur les étals des fruits exotiques emplissaient l'air d'un parfum riche et savoureux. Je me demandais maintenant ce que je devais faire de ma soirée.
Quitte à être perdue dans un monde nouveau je décidais de partir l'explorer sans carte ni boussole. Je marchais donc pour rejoindre le haut de la colline la plus proche afin d'admirer la ville. Et du haut de cette colline je vis ce qui semblait être un millier de lucioles venant de la ville dans laquelle je me trouvais auparavant. Des milliers de douces flammes dociles dont la lueur différait grandement de celle de nos feux d'immeuble. J'en avais le souffle coupé.
Des animaux tout duveteux et tranquilles vinrent se coller à moi tandis que j'étais hypnotisée par le spectacle de la ville. Ma première pensée fut de les tuer et d'en manger la chair tant j'avais faim. Mais c'eut été un sacrilège et un affront contre cette nature si bienveillante. Au loin par-delà les plaines je vis une montagne dont les falaises m'appelaient.
Plus bas dans la plaine, des chevaux sauvages étaient en train de paître tranquillement. Leur pelage argent me rappela les pièces que s'échangeaient les marchands dans les rues du port.
Je partis donc à la conquête des falaises lointaines et après deux heures de marche éprouvantes à contre vent j'arrivais enfin au sommet. De là je vis le ciel tel un océan sur lequel une écume ronde et douce flottait, paisible. Et je vis en plus de cela d'autres montagnes tels des pics fendre le ciel et les nuages.
Peut-être que c'est ça, le paradis. Et je priais pour être morte et avoir à rester la toute ma vie même si le manque me tiraillait crûment. Un couguar splendide passa à quelques pas de moi et parti chasser quelques autres créatures, de magnifiques daims dorés aux yeux noirs brillants dont les pas agiles laissèrent le couguar bredouille.
Il fallait que j'envisage de rentrer. Un vol d'oiseaux verts aux longues plumes annonçait la tombée de la nuit. Je m'endormis ici et fis les rêves les plus doux que mon esprit parvînt à synthétiser de ce que j'avais vu. Quand je me réveillais le ciel étoilé me prodiguait assez de lumière pour redescendre au port.
Dans la plaine un homme venu de nulle part m'interpella. Il me fit d'abord peur. Il était habillé d'un vêtement de mille couleurs et le ciel lumineux laissait voir ses yeux d'un bleu plus profond encore que tous ceux que j'avais pu admirer jusque-là. Son visage fin et barbu laissait présager une habilité à toutes épreuves, un voleur peut être ? Je n'eus pas le temps de me demander ce qu'il faisait là. Sans un mot il me prit par les épaules et me fit me retourner. Je pris peur. Sans que je ressente la moindre douleur il arracha quelque chose de mon dos et cela me fit sursauter. Il me présenta alors un plume rouge irisée longue et magnifique. Celle d'un paon. Puis il me salua sans parler et disparut dans la pénombre de quelques arbres non loin de là.
Je sus ce que cela voudrait dire.
Je serais la clef du bien-être de mon monde.
Mes efforts allaient payer.
Puis je m'évanouis. Quand je me réveillais mon corps me faisait souffrir le martyr, ce n'était d'ailleurs pas le mien mais celui de mon ami décédé ce matin même. Je souffre, et il me fallait recommencer.
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