Le paysage futile défilait devant ses yeux, semblant sans fin. Il ne reconnaissait plus rien. Plus rien n'avait de sens. Même les arbres dehors revêtaient l'habit de la mort, les fleurs s'affaissaient sur elles-mêmes comme si elles voulaient se refermer. Le ciel pleurait silencieusement, dégoulinant lentement sur les visages graves des hommes reconnaissant leur effroyable faiblesse face à la colère de Mère Nature.
« -Monsieur ? »
Il se retourna, les yeux vides, le coeur lourd. Des églises clamaient un chant morbide résonnant comme le glas qui accompagnait une procession de corbillards imaginaires.
« -Monsieur, nous sommes bientôt arrivés. »
Mathis ne savait même plus qui était l'homme à côté de lui, et il s'en foutait. C'était comme si sa mémoire était partie avec elle. Il imagina alors se jeter de la voiture. À quelle allure allait-elle ? Probablement 80, en mourrait-il ? Non, il se casserait quelques membres, peut-être même se fracturerait-il le crâne, et alors il serait démis de ses fonctions, car il serait incapable d'assurer quoi que ce soit. Ce n'était peut-être pas plus mal. Mathis posa sa main lentement sur la poignée, et son coeur ne s'accéléra même pas comme il pensait que ce serait le cas. Il abandonna vite son geste ; on l'arrêterait avant qu'il ne puisse. Et puis, il n'était pas sûr d'en avoir le courage.
« -Monsieur ?
-Oui ? »
Sa voix était vide d'émotions, vide de sens. Son compagnon de voyage en était presque perturbé.
« -Avez-vous lu votre discours ? »
Non.
« -Oui. »
Il ne voulait pas le lire. Il ne saurait pas. Plus.
« -Bien. Il suffira de le lire devant les gens en mettant de l'intonation et du coeur, comme d'habitude quoi. Faites leur croire que vous vous souciez d'eux, et n'oubliez pas de lever la main gauche pendant que vous parlerez, c'est la main de l'honnêteté et de... »
Mathis arrêta d'écouter et se retourna vers le paysage. Toutes les chansons romantiques qu'il connaissait se bousculaient dans son esprit, et il se rappela toutes les fois où il lui avait refusé une danse par pure fainéantise. Il ne s'était jamais trouvé plus con qu'en cet instant. Dehors, le vent criait lui aussi son deuil, frappant de sa plainte lancinante les...
« -Monsieur ? Il faut être fort. »
Fort ? Que savait-il de la force, celui-là ? Sa femme et ses gosses étaient probablement tranquillement dans leur maison bien trop grande pour être décente, en train de s'empiffrer de plats tout faits devant la télé. Gros porc. Que savait-il de la force ? Avait-il déjà été fort une fois dans sa vie ? Avait-t-il déjà eu à affronter les interminables secondes de trous noirs vides de but, de futur, d'espoir ? Connard. Et qu'est ce qu'il en avait à foutre ? Pourquoi Mathis ne pouvait-il pas être faible pour une fois ? Cet abruti n'en avait rien à branler que Mathis souffre, du moment qu'il touchait son putain de gros chèque presque aussi gras que lui tous les mois. Et puis, il n'avait jamais été fort, Mathis. C'était elle qui l'était. Elle. Il n'y avait qu'elle.
« -Je suis sincèrement navré pour votre femme, mais il faut vous ressaisir. Tout le monde compte sur vous. »
Non, il n'était pas honnête. Il n'avait pas levé sa main gauche.La voiture s'arrêta alors loin d'une foule visible mais floue, dans un endroit inconnu.
« -On a mis des barrières, personne ne pourra approcher jusqu'au discours. L'estrade n'est pas encore prête. Vous parlerez juste devant le... Enfin, la chose. C'est pour les images, la télé veut du spectaculaire, comme toujours. »
Mathis se serait bien passé des remarques cyniques d'un mec hypocrite sur un monde dont il ne comprend pas les codes, d'autant plus que ce n'était pas comme toujours, aujourd'hui. Aujourd'hui était aux antipodes de comme toujours.
Mathis ouvrit la porte en sentant les flashs incessants des journalistes en quête du cliché qui les rendra mondialement connu. Bande d'idiots. Il voulait leur dire, juste histoire de voir leur tête, qu'ils étaient tous cons, et qu'il ne comprenaient rien. Était-il le seul à voir que c'était la fin du monde ? Que prendre des photos ou faire des discours était d'une puérilité sans nom ? Les gens se voilaient la face, ils ne voulaient pas se l'avouer, mais au fond, ils savaient que même s'ils continuaient à essayer de vivre normalement, tout s'effondrera sur eux. Et ils n'y peuvent rien du tout.
Il marcha d'un pas inconscient dans la direction qu'on lui indiquait, quand il sentit ses yeux le brûler sous une lumière vive et soudaine.
« -Monsieur le Président ? Monsieur le Président, Camille Sombralle du journal Le Globe. Une réaction à partager à nos lecteurs suite à cette tragédie ? »
Une journaliste de très petite taille qui avait manifestement réussi à se faufiler à travers la sécurité lui tendait un micro. Mathis n'aurait même pas eu le temps d'ouvrir la bouche s'il l'avait voulu, la sécurité s'empara vite d'elle, bien qu'elle montra toute sa détermination à se défendre, et il la regarda se faire emporter plus loin par des hommes vêtus de costumes noirs. Il la vit pester et se débattre, avant de finalement accepter de se laisser faire, du moins jusqu'à ce que la sécurité tourne les yeux. Il se retourna alors et continua à marcher, distraitement, le regard dans le vide. Que faisait-il ici ? Mathis avait toujours cru que rien n'arrivait par hasard, qu'il n'était pas ici pour rien, mais il ne se sentait pas à sa place parmi tous ces hypocrites. Il pensait, jusqu'à ce que quelqu'un lui attrape le bras violemment.
« -Monsieur ! »
Il tourna la tête et vit une femme qu'il ne connaissait pas.
« -Faites attention ! »
Cette inconnue semblait frôler la crise de nerf, en plus d'être visiblement très maigre et pâle, elle avait les yeux écarquillés et des sueurs froides sur le front. Son attitude jurait totalement avec sa tenue correcte : tailleur noir et cheveux parfaitement attachés, sans rien qui ne dépasse. Sur son bras était accroché un brassard orange clamant « Sécurité ». Mathis s'apprêtait à rentrer dans les barrières le séparant de la chose. Elle tenta de reprendre un ton plus solennel.
« -Monsieur le Président, votre vie dépend de moi aujourd'hui, bien qu'il n'y ait pas grand danger. »
Elle lâcha un petit rire perçant et gêné qui traduisait son stress. Était-ce la première fois qu'elle avait une responsabilité aussi importante à sa charge ? Il semblait que oui.
« -Oh ! Pardon, s'exclama-t-elle. Je m'appelle Flavie. »
Elle lui tendit une main tremblante et moite que Mathis serra par habitude. De toute évidence, elle n'avait pas été souvent chargée de cette fonction avec laquelle il n'avait jamais interagi, ni oralement, ni, encore moins, physiquement. Demain, elle se réveillera probablement en panique, pensant perdre son boulot pour avoir parlé à Mathis de manière si familière. Encore faut-il qu'elle se réveille demain. Encore faut-il qu'il y ait un demain.
« -Monsieur, votre discours va bientôt avoir lieu, et... Faites attention où vous marchez. »
Se sentant probablement de trop, la maladroite se recula alors un peu, juste assez pour laisser Mathis un peu seul, mais encore assez près pour le surveiller.
Il se mit alors à fixer la cicatrice gigantesque qu'arborait la planète bleue. Pouvait-on la voir depuis l'espace ? Sûrement. C'était une très étrange sensation. Des gens vivaient là. Il y avait des constructions, des immeubles, des parcs, des bancs, des lampadaires, des restaurants, des champs, et là, plus rien. Le vide. Le vide, à perte de vue, effrayant et fascinant. Comment était-ce possible ? Ça ne l'est pas. Ce n'est physiquement pas possible. Mathis se demanda à nouveau pourquoi il était là, quand une idée loufoque surgit dans son cerveau. Et s'ils n'avaient pas disparus ? S'ils étaient simplement...autre part ? La bouche de Mathis s'ouvrit sans qu'aucun son n'en sortit, par simple stupéfaction de la pensée qui venait d'apparaître dans son esprit. C'est la simple vérité, personne n'a de preuve qu'ils sont tous morts. Il n'y a pas de corps, il n'y a rien ! Ils n'ont peut-être pas disparus. Après tout, ils pourraient très bien être juste...déplacés.
Pour la première fois depuis quelques heures maintenant, quelque chose brilla dans les yeux de Mathis. Une étincelle, une flamme qui embrasa son espoir et son coeur, suivi d'un énorme mal de crâne, tant les pensées se bousculaient.Les journalistes de pressaient, se bousculaient, micros tendus et enregistreurs en main, comme si les caméras ne suffisaient pas. Ils avaient reçus l'autorisation d'approche et bombardaient Mathis de flashs sans dire un mot. Il reconnu Camille, au premier rang et avec la même détermination dans les yeux que plus tôt dans la journée. Il n'avait jamais aimé ce genre d'attroupements, et il les détestait particulièrement aujourd'hui. En seulement quelques heures de temps, ils s'étaient tous emparés de son histoire, ils avaient tous parlé d'Alizée. Ils savaient, mais est-ce qu'ils en avaient quelque chose à foutre ? Non, ils avaient déjà oubliés, étaient passés à une autre histoire. Tout ce qu'ils voulaient, c'était du sensationnel, du choc, et il allait leur en donner. Ils lui semblaient une bande de cafards grouillant, se marchant les uns sur les autres pour leur précieux discours, sauf la petite teigne qui s'agitait pour garder sa place aux premières loges que Mathis trouvait touchante.
Avait-il vraiment le courage de le faire ? Il le faut. Elle l'aurait fait, elle. Elle l'aurait fait pour lui. Mais il avait des sueurs froides, et sentait des genoux faiblir. Il se tourna vers Flavie, à sa droite, paniquée, guettant dans tous les sens à la recherche d'un sniper ou d'un terroriste, peut-être. Mathis espéra alors qu'elle ne perdrait pas son boulot pour ça, mais il n'avait pas le choix. Il regarda ensuite à sa gauche, où l'hypocrite en chef qui lui avait donné une leçon de morale sur l'honnêteté pendant le trajet lui montrait le discours écrit qui était posé sur son pupitre à côté de deux micros. Il se rendit alors compte que tout le monde l'observait, l'attendait silencieusement. C'était l'heure. Il était mort de peur. Il devait contrôler ses tremblements et retenir ses larmes. Il prit enfin la parole, d'une voix aiguë et hésitante.
« -Chers français, chères françaises... »
Il se demanda alors pourquoi on ne commençait jamais les discours par les françaises plutôt que par les français. Est-ce que c'était sexiste ? Ou est-ce que c'était encore plus sexiste de commencer par les françaises pour ne pas être traité de sexiste ? Ce n'était pas le moment.
« -Je m'adresse à vous aujourd'hui... »
Ses pensées fusaient, il se demandait s'il avait bien fermé les volets avant de partir, puis se rendit compte qu'il n'avait pas fermé ses volets lui-même depuis bien des années. Pourquoi les lettres changeaient-elles de place ? Ce discours n'avait plus de sens. Tout devenait trouble.
« -car notre pays est en deuil... »
Il se rendit compte qu'il était simplement en train de pleurer. Ses mains étaient crispées au pupitre, il ne voyait rien d'autre que le morceau de papier où tombaient ses larmes.
« -car le monde entier est en deuil... »
Il abandonna alors le foutu discours et leva les yeux vers la foule véritablement prise d'émotions diverses.
« -Non. »
Ce simple mot le libéra et il se sentit plus léger que jamais.
« -Non, je n'ai pas lu votre discours, dit-il à l'adresse de l'homme à sa gauche qui parut terriblement choqué. Aujourd'hui, je ne suis pas le Président de la République, je ne suis que Mathis. Et j'ai besoin d'elle, vous comprenez ? »
Il prenait alors pleinement conscience des larmes qui jonchaient son visage, larmes qu'elle avait si souvent séchées, arborant son éternel sourire, mais qui aujourd'hui ne s'arrêtaient de couler alors qu'il gémissait doucement de douleur. Il se retourna, dos aux cafards à l'affût, et plongea magistralement. Il sentit quelqu'un l'attraper par le bras, et entendit des cris derrière lui, mais trop tard, il l'avait fait. Et il n'avait plus peur. Une douleur indescriptible traversa son corps quand il se heurta au sol, et il hurla avec la foule, mais ça n'avait plus l'importance. Tout disparut enfin.
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APOCALYPSE
Science Fiction2067, le Président de la République française, Mathis Visel, est confronté du jour au lendemain à un événement jamais vu dans l'Histoire de l'humanité : la moitié du pays a disparu de la surface de la Terre, emportant des millions d'innocents dont s...