Airelle S.: Le début de la fin

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Oui, définitivement ce jour était merveilleux ! Chaque année dès l'aurore je me précipite au Grand Arbre (c'est ainsi qu'on appelle le Saul Pleureur qui s'élève au centre de notre forêt) pour assister au premier envol des petits de 8 ans.

C'est un spectacle magnifique que de voir des centaines de petits êtres plein de gaieté virevolter dans le ciel, crier leur bonheur à tout va, sous le regard émerveillé et bienveillant de leur parents.

C'est à partir de cet âge que les ailes sont totalement développées mais malgré tout, il y a des échecs et l'Empereur ne pardonne pas ces échecs.

Alors, le soir a lieu une Cérémonie d'Au-revoir ; elle doit son nom au fait que c'est la dernière fois que les parents et les enfants qui ont échoué à l'envol se voient. C'est la dernière fois qu'ils se parlent, se prennent dans les bras, s'embrassent car après, toute relation avec ces enfants est strictement interdite. Ils sont traités comme des pestiférés. Personne ne sait ce qu'il advient des enfants et personne ne veut savoir ; c'est plus simple de se voiler la face.

L'Empereur nous répète que c'est pour notre bien, car leur présence ne ferait que nous affaiblir, et qu'en cas de guerre ce ne sont pas les faibles qui sont capables de défendre le Royaume de Vragal'as. Cette coutume est tellement ancienne quelle est entrée dans les mœurs. Cela ne révolte plus personne car nous sommes habitués.

Je me souviens il y a sept ans lorsque c'était mon tour, mes parents m'ont déposé au pied d'une petite pente. Leur voix me guidait et m'apaisait, me disant que je devais chercher au plus profond de moi et me concentrer sur la source -centre des pouvoirs de n'importe quel peuple de Caliétoss.

Ensuite je me suis laissé envahir par sa force et des ailes sont apparues normalement elles auraient du être proportionnelles à mon âge et ma taille. Mais ce jour-là ce sont des ailes d'environ deux mètres d'envergure qui sont apparues, des ailes d'Aigle Royal, c'était du jamais vu depuis plusieurs siècles.

Avec un sourire je me remémore la panique de mes parents face à un possible échec de ma part.

Évidemment sur le coup ils ont fait tout leur possible pour la masquer mais je la sentais malgré tout et ça m'a donné la force de m'élancer sur cette pente.

Au bout d'à peine deux mètres de course, le vent s'est infiltré sous mes ailes me soulevant et j'étais partie, bien que mon vol fut un peu maladroit -bon d'accord carrément maladroit, je tanguais tellement que je me suis retrouvée sur le dos (et croyez moi c'est pas du tout agréable) puis une fois remise dans le bon sens j'ai piqué du nez vers le sol sans rien contrôler-, j'avais réussi.

Heureusement mes parents m'ont vite rattrapé et avec leurs ailes de cygne siffleur pour mon père et de grue blanche pour ma mère, ils m'ont aidé à stabiliser mon vol.

Aujourd'hui,c'est au tour de Derrien mon petit frère de se lancer. Sous les yeux émerveillés des jumelles Phyllis et Xylia six ans, il se concentre et un petit pli entre ses sourcils prend forme.

Ce qu'il peut être attendrissant ainsi !

Puis enfin tout doucement, des ailes commencent à se développer d'abord floues, elles prennent consistances et mon frère s'avère être un urubu. Seul la tête reste humaine lors des transformations complètes comme celle-là.

Il s'élance à son tour sur cette même piste et au bout d'une dizaine de mètres -ses ailes sont plus courtes-, il s'envole.

Mais alors qu'il s'élève à deux mètres du sol, il plonge dangereusement vers celui-ci et tous les quatre nous voyons très distinctement sa patte gauche frôler le sol. Nerveux nous jetons des coups d'œil de part et d'autre mais personne ne semble l'avoir remarqué, alors nous nous taisons et encourageons - encore un peu remués - Derrien qui semble ne s'être aperçu de rien et ne remarque pas non plus notre malaise.

Pour cette erreur il aurait dû être banni mais cette fois encore nous ne disons rien et bientôt mes parents s'envolent rejoindre mon petit frère tandis que je reste avec les jumelles trop jeunes pour voler. Je relâche mon souffle. Il l'a fait. Pendant un instant les pires scénarios se sont bousculés dans ma tête.

Derrien obligé de s'en aller pour cette toute petite erreur. Erreur qui a déjà été fatale pour plus d'un oisillon. Je ne sais pas ce que j'aurais fait, ce que je serai devenue si j'avais dû dire au revoir à mon frère et finalement je préfère ne pas y réfléchir et revenir dans l'instant présent.

La tension relâche mes épaules et je pars en direction des autres pour m'assurer que tout se passe bien.

Entre temps Aiden me rejoint tout sourire, sa sœur s'est envolée sans encombre, elle. Je décide de lui taire la petite péripétie de Derrien et nous nous dirigeons ensemble vers le buffet mis à disposition-normalement- pour les petits fatigués suite à leur premier envol.

La nuit tombe tranquillement sur Lagarv (capitale de Vragal'as), des petites bougies éclairent notre soirée lui donnant une atmosphère douce.

Les Vragaliens forment un cercle où ils dansent heureux et avec Aiden nous nous joignons bien volontiers à eux. C'est impressionnant de voir autant de personne réunies dans un si petit espace tout le peuple Vragalien est présent ce soir. Bien que nous ne soyons pas plus de quelques milliers, cela fait une sacrée foule.

Après plusieurs danses avec Aiden puis avec Ephraïm mon père et même avec Derrien et les jumelles et enfin avec Malvina ma mère, je décide de sortir de la ronde pour me reposer un peu, essoufflée.

J'attache ma crinière rousse du mieux que je peux et je les observe riant aux éclats tous ensemble et encore une fois je tache de bannir de mon esprit la vision de mon petit frère exclu à jamais de notre Royaume.

Puis un hululement strident retentit dans la nuit et ce que tout le monde appréhende finit par arriver.

La Cérémonie d'Au-revoir commence.

Nous nous dirigeons sagement vers le Grand Arbre. Au milieu des racines se tient l'Empereur. Il se tient face à nous, le dos bien droit,majestueux, ses ailes de mésange déployées autour de lui, son regard perçant scrute la foule.

Les dix minutes suivantes sont destinées à nous expliquer encore à quel point il est triste de devoir quitter ses enfants mais aussi à quel point c'est le mieux pour tout le monde et pour notre survie à nous.

La scène est des plus triste, les enfants sont rangés les uns derrière les autres attendant mort de peur leur tour pour dire au revoir à leur famille. Les parents sont déchirés, les enfants s'agrippent à leur vêtements et parfois une brigade est obligée d'intervenir pour les séparer, ils arrachent sans ménagement l'enfant des bras de leur père ou mère et les emmènent au loin où raisonne leur hurlement de terreur. Des cris, des sanglots et des pleurs s'élèvent autour de moi.

C'en est insupportable je sens les larmes me monter aux yeux et en me tournant vers Aiden, je me rends compte qu'il en est de même pour lui.
Le moment est saturé d'angoisse et de tristesse, mais nous nous devons d'assister à la Cérémonie et de réconforter du mieux que nous le pouvons les familles déchirées.

Du coin de l'œil, j'aperçois l'Empereur observer son peuple et s'envoler avec un regard de mépris.

La guerre l'avait changé. Selon les Anciens, c'était un bon Empereur, juste, qui faisait régner l'ordre. Mais il avait vu plus de violence, de désolance que n'importe qui d'autre en se battant en première ligne pour son peuple. C'était un autre homme qui était revenu, inhumain et sans compassion.

La cérémonie est finie et tout le monde est rentré abattu se cloîtrer chez lui. Pour ma part je reste encore un peu près du Saul Pleureur, mais quand il devient trop dur d'écouter les supplications des enfants perdus au milieu de cette forêt, je préfère rejoindre mon cocon douillet entouré de ma famille et ne plus penser à rien.

Je quitte donc ce lieu où vient à l'instant de se produire des dizaines de déchirements au sein des familles en sachant que demain tout le monde où presque aura oublié et sera passé à autre chose comme si de rien n'était.

CALIETOSS - RenaissanceWhere stories live. Discover now