J'ai bien senti, après que mon père eut lu mon commentaire sur Raymond Carver, comme il avait été embarrassé de me l'avoir conseillé : comme j'ai éreinté ce livre, il suppose que j'ai perdu mon temps par sa faute, déploré cette perte, et il a dû s'en croire coupable. Mais il ignore que même un mauvais ouvrage fait un bon exercice pour un critique, et que le plaisir à analyser minutieusement les raisons d'un échec peut presque égaler parfois celui de se plonger dans un livre réussi.
L'autre jour, il est venu me voir avec ce livre ; prudent, il a précisé : « C'est la situation initiale du personnage qui m'a plu. Je te le prête, tu n'y passeras pas longtemps de toute façon. Ce n'est sans doute pas un grand roman, mais... enfin tu verras. »
S'il lit actuellement cette introduction, puisque je ne lui ai pas encore dit ce que je pense de cet ouvrage, comme il doit s'inquiéter à cette heure ! J'éternise un peu pour prolonger sa souffrance, et, comme cela se partage et se moque, je vous en fais profiter tous par la même occasion !
Mais d'abord :
Il faut considérer le traducteur de ce polar comme une sorte de génie paradoxal, un artiste de l'absurde, un admirable iconoclaste du bon sens. C'est que Wainwright, britannique, jugea bon d'intituler le livre Cul-de-sac... oui, directement en français dans la version originale. Or, ce français sembla sans doute une injure aux capacités d'un ouvrier si laborieux, et il parut impossible à ce traducteur de talent de conserver ce titre tel quel – la tentation dut même être grande pour lui de le transposer en anglais et de tâcher de justifier ainsi son salaire par toutes sortes de contorsions propres à noyer son front de sueurs ostensibles. De son côté, l'éditeur, qui est un être généralement frustre et intéressé surtout par l'argent et diverses choses légales, put constater qu'un livre de Douglas Kennedy portait déjà ce titre, et il se dit, bien qu'il ne fût pas du tout prohibé que deux œuvres portassent le même nom : « Ce serait un fort inconvénient que deux romans soient intitulés de la même manière ! Cela pose au moins quelque problème de visibilité commerciale. » Et voici comment, dans son inculture crasse, et ignorant totalement qu'il a existé quelqu'un comme Jean-Jacques Rousseau, le type songea, ému certainement par sa propre pensée admirable et superbe : « Tiens, il n'y a qu'à intituler celui-ci Une confession : c'est très original incontestablement, et ça ne marche sur les brisées de personne ! ».
Bref. J'écris « bref » une fois de plus en évoquant le merveilleux monde contemporain du livre : combien de « bref » encore me faudra-t-il dépenser avant de pouvoir, sans rien taire, parler franchement car avec fierté d'un univers qui aura cessé de sombrer dans la plus détestable marchandise ?
Papa avait raison, le début de ce roman est une odieuse réjouissance. Dans son journal, M. Duxbury, cinquantenaire propriétaire d'une imprimerie, raconte, à dessein d'être un jour lu par son fils adoré, son affreux quotidien de couple avec une mégère guindée et insupportable, capricieuse, stupide, insensible, sorte de garce embourgeoisée dont le portrait est un délice pour les cœurs acides. Cet homme, qui se croit coincé dans une existence de concessions perpétuelles et d'instabilités d'humeur subies, exprime combien il tient malgré tout au « bonheur de cette contrainte », et combien il estime son mariage un effort continu et nécessaire de bonne entente en dépit des soumissions cinglantes auxquelles il s'oblige. En cela, ce journal représente l'abnégation imbécile et chrétienne à laquelle de nombreuses générations se sont pliées et dont il subsiste beaucoup dans notre société où il faut : subir, tolérer, arranger, le tout avec une espèce d'extinction de vitalité qui passe, on ne sait pourquoi, pour une vertu de patience voire de sagesse.
Seulement, M. Duxbury, au cours d'une promenade avec son épouse en villégiature, est accusé d'avoir poussé ladite dame dans un ravin, ce dont elle n'a de toute façon pas survécu : un seul témoin, vraiment pas fiable de surcroît, l'a vu, un certain M. Foster... et c'est tout ce qui pèse contre lui qui déclare qu'elle a simplement « glissé sur de la boue ».
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.