Jack London est un de mes excellents amis. Avec son roman Martin Eden, il a exprimé avec une finesse généreuse l'état d'une âme artiste confrontée à une société ignorante et injuste, et il l'a fait sans aigreur, d'une façon autobiographique, mû constamment par un ressort d'espoir que rien peut-être ne justifie sinon le désir infatigable d'améliorer l'homme. Cette œuvre figure sans conteste parmi celles que je recommande en tout premier lieu, avec notamment Les Raisins de la colère de John Steinbeck, au panthéon de mes amours littéraires. On y trouve aussi bien de le pensée profonde qu'un style très exact, et l'auteur jamais ne succomba aux facilités qu'une gloire soudaine lui avait pourtant permises. Seulement, il sembla admettre ici et là, non sans regret, que, passé ce succès brutal, tout ce qu'il écrivit fut encensé sans distinction en dépit de sa valeur véritable et sans doute relative : ce manque de discernement de ses contemporains, dans un sens ou un autre (quoiqu'ici pour son bien), l'a probablement consterné.
C'est qu'il s'agit là d'un auteur appliqué, constant, soigneux, conscient de son devoir d'artiste et qui mesure avec beaucoup de responsabilité et de curiosité méthodique ce en quoi consiste le travail intellectuel de l'écrivain ; une nature incroyablement robuste et résistante, rivalisant d'épreuves et admiratif des performances athlétiques ; un homme sans préjugé de classe, sans convention que le respect de ses élans intérieurs ; de surcroît un individu tout empli d'expériences terribles et pratiques de l'existence, ayant voyagé partout, crevé de faim la plupart du temps, enduré la violence et toutes sortes de privations physiques et morales ; quelqu'un, en somme, qui ne parle pas de l'homme comme d'autres écrivains bien à l'abri de leur bureau en acajou pour en donner des visions absurdes et pleines d'excès flatteurs, mais sachant, au contraire, ce dont il disserte, ayant vu maints spécimens de l'homme libre et social, de l'homme réel et universel, de l'homme balançant sans cesse entre sa vitalité intrinsèque et son aspiration au confort y compris mondain ; et par-dessus tout un être de solitude incroyablement bon, un enfant de rêves perpétuels et de tentatives toujours nouvelles, un enthousiaste humain, foncièrement socialiste à une époque où cette idée valait infiniment plus qu'un « parti » politique ; le tout surpassant, j'ose le dire, un Hugo raffiné, un Hugo ampoulé, un Hugo chrétien, parce que capable de se départir de tous ces préjugés établis pour voyager, concrètement ou mentalement, dans des sphères où l'on n'a pas besoin de convoquer et de représenter autre chose que l'homme tel qu'il est véritablement – ce dont Hugo, je crois, n'est jamais parvenu.
Jack London est un ami parce qu'il ne se vante pas, parce qu'il n'a pas besoin des autres, parce que son monde personnel, celui qui fuse en lui, est une force centrifuge et non une illusion valorisante, parce qu'il n'écoute que sa vertu sans se soucier de plaire et pourtant sans jamais parvenir à être déplaisant. Un tel homme, quand il connut la fortune, longtemps ne cessa pas d'écrire à un rythme audacieux – œuvre considérable, constante de qualité et produite pourtant en quinze ans à peu près –, nullement brisé par cette reconnaissance notoire où communément d'autres se complaisent et se vautrent avec paresse ni satisfait ou contenté de ses capacités, et, quand il s'aperçut qu'il n'était plus considéré qu'automatiquement comme une célébrité quels que soient ses écrits et son art, toujours extrêmement seul au fond, et même plus seul peut-être de cette fortune dont il ne sentit guère venir de regards sincères, il jugea qu'il ferait mieux d'appareiller un bon bateau en solitaire et de quitter toute cette agitation vaine pour retourner à la découverte des espaces plus vastes et des hommes plus vrais.
Et, à ce que certains supposent, lorsque ses forces diminuées ne lui permirent plus tout à fait d'assumer son indépendance et sa liberté, il ingéra en conscience deux ou trois fois plus de morphine qu'il n'aurait dû, et il s'éteignit ainsi, sans bruit, attiré par l'expérience nouvelle d'un autre voyage. Certes contestée, cette version romanesque de la mort de London a beau ne pas susciter l'adhésion des biographes officiels, elle fut jugée crédible et cohérente, et c'est ce qui est significatif : que personne n'en douta fort parmi ceux qui l'eurent lu ou connu.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.