Critique de livres contemporains d'un point de vue philologique (3/3)

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Le vent reprend ses tours, Sylvie Germain, 2019


« Il m'a fallu du temps pour le comprendre, puis en trouver l'origine. C'est le premier vers du Roi des Aulnes de Goethe.


Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?...


Il le cite bizarrement, comme hors contexte, détaché des propos qu'il est en train de tenir, mais en réécoutant l'enregistrement je me suis rendu compte que le souvenir de cette poésie lui revient après qu'il a parlé de la visite de son grand-père venu le prendre dans sa famille maternelle, et la seconde fois après qu'il a évoqué la disparition de tous les siens. J'ai d'abord pensé que ce roi maléfique était une image de son grand-père. Erlkönig/Steinherr, les voleurs d'enfants. Mais non, le vieux Klaus n'était pas malfaisant, il était un père inconsolé, orphelin de ses enfants, les cinq, et, dressé au milieu, l'unique, Tobias. Inconsolé, comme Gavril l'était des siens, parents, frère et petite sœur. »



J'ignore pourquoi ces italiques durent toute une page : ne pas s'y focaliser, c'est hors de portée sans de plus larges fragments d'œuvre. Après « puis », j'aurais répété « pour », moins pédant et plus fluide que cette élision. « Comme hors contexte » ne signifie malheureusement pas grand-chose, même temporisé par « comme », même explicité ensuite : une citation est toujours dite en contexte, logiquement – mais de quel « contexte » parle-t-on ? et que veut dire ce terme ici ? que signifierait le fait de citer « en contexte » ? je ne comprends pas, et je crois que c'est l'expression qui est inadaptée. « Détaché (des propos) » je trouve, n'est pas le terme qu'il aurait fallu, ce qui se mesure encore par ce qu'on n'écrirait pas le contraire, qu'une citation serait « attachée » à un propos. « qu'il est en train de tenir » évidemment balourd de style. Passons sur les deux « après que » : phrase pratique, sans grâce, peut-être en faut-il ; mais je défie quiconque, dans cet extrait, de trouver un morceau littéraire, quoi que ce soit d'artiste, de brave ou de beau : c'est presque sans faute, mais sans recherche, sorte d'objectivité froide et scientifique. (« Revient » et « venu », aussi, à dix mots de distance, et puis j'ai toujours trouvé « disparition », pour parler de la mort, une atténuation convenue : tous ceux qui réfléchissent à ce qu'ils disent cessent d'employer dans cette acception ce mot ridicule et pleutre.) Le slash entre les noms propres n'est peut-être pas non plus nécessaire : il aurait fallu, du moins, s'enquérir d'autres solutions plus élégantes, et essayer. « Orphelin de ses enfants » ne fait pas, je trouve, grande netteté pour l'esprit – mais j'ai peut-être le cerveau lourd : un homme qui a perdu ses fils ne saurait être appelé orphelin, c'est tout à fait un abus de langage comme de dire, d'un père qui a tué son fils, qu'il serait « parricide de ses enfants ». Il n'y a qu'« inconsolé » et sa reprise qui constituent une tentative d'écart à la norme, avec la phrase ultime, nominale et terminée par une courte énumération : mais l'effet est faible, il faut le reconnaître, atténué par ce qu'en rétablissant le référent du pronom de la dernière phrase, on obtiendrait « comme Gavril était inconsolé des siens », ce qui évidemment est assez atroce et contourné.

J'ignore de qui la narratrice parle en écoutant son enregistrement, et, à ce stade, je m'en moque assez. Cette analyse du moment où surgit une citation me semble a priori un travail de chercheur, et j'espère que Franck m'a bien remis un roman comme je lui avais demandé ! C'est froid comme un travail de thèse, sans émotion, sans composition, pas même un réel suspense. On veut compatir avec un homme qui soliloque, en s'efforçant d'obtenir une sorte d'explication psychologique d'une phrase qu'il cite de façon inopinée, et j'admets que ça ne m'intéresse pas, que ça ne présente même presque aucun risque de m'intéresser, qui que soit cet homme, serait-ce mon propre père : on alambique une interprétation probablement fausse au sujet d'un individu certainement banal. Il y a mieux à faire, je trouve – mais ai-je assez lu ?

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant