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chapitre 1

au-dessus des enfers


Pourquoi a-t-il fallu que le monde se montre si beau le jour où sa laideur l'a poussé à le fuir ?

Les flocons de neige tourbillonnent entre les faisceaux de lumières qui glissent des lampadaires. Ils se matérialisent dans le trou noir du ciel, qui recouvre ce soir l'humanité tout entière. Ils se posent en un drap chatoyant sur la route, le trottoir, les voitures, les toits, les clôtures, les arbres, l'herbe, et lui. De douces paillettes, tristement éphémères, lui caressent la joue avant de disparaître dans l'abîme de sa peau. Elles la rendent brillante, luisante, même, et la gèlent entre deux coups de vent. Elles l'épousent sans distinction, la confondant avec le reste du paysage.

En cet unique instant, il se sentait compris. Car mère nature posait sa couverture protectrice sur ses cheveux, comme pour le rassurer et lui rappeler que tout ira mieux. Ses bouclettes s'y emmitouflent ; ses paupières papillonnent. Il laisse le zéphyr le bercer, l'effluence des gouttes d'eau glacées lui chanter une sérénade.

Un soupir suffit pour qu'un brouillard se forme à ses lèvres gercées, pour que son faciès se retrouve lui embrumé. L'air le rend pâle, et il l'accepte comme si la couleur de sa peau ne lui plaisait pas. Ainsi, il devient un avec le monde, aussi blanc que lui, aussi blanc que tous.

À l'opposé de la vérité.

Car malgré les immondices subies, il n'a de cesse d'avancer à contre-courant. Maintenant comme toujours, un nuage sombre le grignote et l'empêche d'achever sa transformation. Seules ombres au tableau, ces pensées obscures transcendent cette volonté qu'a eue la neige de l'emporter avec lui, et d'un coup de main, il balaie la brume et les flocons de ses joues rougies, de ses sourcils broussailleux, de son nez timide.

Le temps de contempler l'univers lui manque — ce dernier l'a détruit bien assez —, mais il ne peut plus se permettre de tomber dans le panneau... pas tant que la police, sa famille, et ce monde, aussi joli qu'écœurant, le recherchent.

Alors, son manteau traîne sur le sol. Il emporte avec lui des agrégats opalescents qui creusent une saillie dans la neige à la manière d'une lame dans un bras. Ce drap, régulier, lisse et scintillant, se laisse tourmenter par ce jeune homme qui n'a que trop d'expérience en la matière et dont les démons n'ont cessé de hanter. Il a tenté de les fuir une bonne fois pour toutes, la veille. Il a sauté de ce balcon, dévalé ces étages au beau milieu des bourrasques glaciales, car l'idée de se briser la jambe et de mourir de froid restait moins douloureuse que celle de rester là-bas une journée de plus.

Jamais il n'avait osé faire faux bond à sa famille auparavant. Jamais il n'avait osé lever le moindre doigt, contredire la moindre remarque. Car il avait vécu ainsi, il avait grandi ainsi, dans l'ombre de son frère, dans la peur de son père. Pourtant, ces deux hommes se sont déjà bien éloignés. Cette nuit, ils n'ont vécu cette fugue que de loin. Seule sa mère avait été abandonnée entre ces quatre murs.

Qu'importe.

Personne ne le comprend, alors pourquoi se priverait-il ?

En réalité, il savait qu'il reviendrait, car l'univers, aussi doux a-t-il l'air en apparence, l'obligerait bien assez tôt. Oui, cette parure immaculée n'était qu'un masque, Khalis l'avait compris, car lui aussi en portait un. Il enfile une nouvelle personnalité et un nouveau sourire à chaque lieu, même lorsque personne le remarque. Ce fait aurait pu paraître surprenant si les différences entre ces personnages ne se comptaient pas sur les doigts de la main.

Survivre lui demandait déjà assez d'efforts.

Pourtant, Khalis a, depuis petit, forgé ce goût de devenir quelqu'un d'autre. Il ne joue pas un rôle seulement pour se confondre dans la société, mais par stimulation et par plaisir. Nous pourrions alors nous demander, pourquoi n'éprouve-t-il aucun plaisir à porter ces masques ? Pourquoi ne propose-t-il pas à son entourage des représentations dignes des plus grandes pièces de Shakespeare ?

Si seulement il pouvait répondre...

Des rayons lumineux et colorés l'arrachent de ses élucubrations mentales. Derrière la haie d'un bâtiment en pierre, des faisceaux bleu et rouge réchauffent et refroidissent les flocons qui virevoltent l'un autour de l'autre. Écrasé entre un plan de ténèbres et un autre de lumière, entre le ciel et la terre, Khalis lâche une nouvelle brume de ses lèvres, et elle le paralyse. Les rues devraient être vides à cette heure. Tout le monde devrait dormir. Les couche-tard devraient avoir succombé. Les lève-tôt devraient encore dormir. Alors, entre ces pavillons de banlieue murés dans le silence et la pénombre, pourquoi... ?

Pourquoi le cherchait-on ?

Un moteur ronronne et brise le tintement de la brise d'hiver. Les embrasements soudain crachés par les gyrophares s'intensifient et percent le brouillard du jeune homme. Ne courra-t-il jamais assez ?

Jusque-là, sa randonnée au milieu de la route avait trouvé en sa solitude un certain confort. Elle avait divisé la chaussée en une symétrie parfaite, comme Khalis appréciait. Or, désormais, car la vie lui refusait l'ordre, les traces de pas se mélangeaient dans l'incohérence, d'une rapidité à laquelle la nuit n'était pas habituée.

Les vents glaciaux s'engouffrent dans la gorge de l'étudiant et soufflent en sa poitrine un blizzard. Les battements de son cœur s'accélèrent, le bitume s'effrite sous ses pieds, prêt à se déchirer pour faire tomber sa victime au centre de la Terre, prêt à le submerger et l'enterrer ad vitam aeternam.

Khalis s'accroche au peu d'envie qu'il lui reste de vivre et prend ses jambes à son cou. Ses bottes écrasent et s'enfoncent dans la neige craquelée, mais cette beauté est mortelle, et elle ne fait que le ralentir. Les panneaux, le vent, les barrières — les objets prennent vie et griffent son manteau, ses bras, et les envoient de tous les côtés. Puis, les coins de rue s'enchaînent, tous similaires, mais tous différents. Khalis se perd plus qu'il n'était déjà perdu, poursuivi par une voiture de police déterminée à le capturer. Sa famille les a-t-elle envoyés à ses trousses ? Comment l'a-t-elle pris ? Sa mère avait-elle tenté de l'approcher pour lui demander si tout allait bien pour ne retrouver qu'un lit vide, ou manquait-elle simplement de quelqu'un pour faire les courses ?

En tout cas, il en est persuadé, si elle le cherche, ce n'est pas par peur de le perdre ou dans l'espoir de l'enlacer et de ne plus jamais se quitter. Elle ne souhaite qu'exercer son influence et son pouvoir.

Tel un rat dans un labyrinthe, le fuyard accourt à travers le pâté de maisons. Il place dans chacun de ses pas son destin, car pour rien au monde voudrait-il revenir là-bas avant quelques jours de liberté. Les gyrophares l'imitent et tournent en rond dans les rues rectilignes. Vue d'en haut, la scène paraîtrait presque comique.

— Toi ! Viens-là !

Une ombre surgit de ténèbres plus profondes encore. Elle lui tend la main, une couleur de peau similaire à la sienne, sans doute bien plus foncée que ce qu'il trouverait dans cette voiture de police. Ses épaules s'effondrent sous le vrombissement inarrêtable de cette dernière, et la logique se perd, et les paumes s'entrechoquent.

À travers barrières et buissons, la jeune femme l'emmène au plus loin des lampadaires et de ces couleurs indésirables. Ils plongent main dans la main dans l'abysse d'une banlieue aveugle à leurs tourments, et rapidement, les rues se noient dans le blanc de la neige, et tout bruit s'évapore dans le souffle du vent.

Plus rien.



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⏰ Dernière mise à jour : Jun 30, 2022 ⏰

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