J'ai appris le répondeur d'Adel par coeur. Je suis même allée à son travail un midi. A force d'essuyer des refus et de me confronter à des silences, j'ai fini par arrêter. J'ai abandonné. Je pouvais pas le forcer à m'écouter, à écouter mes excuses qui n'auraient pas atténué ses doutes, ni même sa colère. J'ai tourné la courte page Adel. Je m'en suis voulue, je me suis détestée. J'ai tout niqué. Clairement, j'étais responsable. Adel avait des défauts, ça c'était inéluctable, mais ce qui était arrivé, était entièrement de ma faute, de la mienne et celle de Karim. Je le tiens pour responsable de l'échec de ma vie sentimentale. Son manque de clarté, l'ambiguïté, le mensonge, son incapacité à assumer quoi que ce soit, sa violence, sa haine des autres, sa haine des femmes ont provoqué cette situation. J'en voulais à Karim, et je pense que c'était réciproque. Je l'avais croisé quelques fois pendant le taf, et il m'avait jeté des regards noirs. Mais j'en avais plus rien à foutre, j'étais guéris. Le voir aussi violent, aussi détestable, aussi méprisant, ça m'avait dégoûté. Je pense que j'ai cru avoir des sentiments pour lui à un moment donné, juste parce qu'il attisait en moi de la curiosité, parce qu'il ne me courait pas derrière. Mais je m'étais trompée, c'est certain. J'étais en pleine reconstruction, c'était pas le moment de m'enticher d'un mec violent et instable. Sans moi.
J'ai eu mon code ces dernières semaines. J'ai recommencé à trainer avec Saf. Il a rencontré une meuf. Une antillaise, c'est le love parait-il. Il le mérite. J'espère juste que ça va durer, il a un caractère bien trempé. C'est un Ghita au masculin, au début, c'est toujours tout rose, puis quand ça commence à se compliquer, il prend ses jambes à son cou, il fuit les problèmes. Aya est allée en classe de neige, je l'ai harcelé tous les soirs, je lui avais filé un vieux téléphone pour qu'elle puisse me joindre en cachette. Ma mère m'a dit que je devais lâcher prise de temps en temps, que j'allais finir par l'étouffer. Ma petite Aya grandit trop vite, personne ne m'avait prévenu que ça arrivait aussi vite. J'ai entamé mes heures de conduite, c'est un véritable catastrophe. J'hésite à investir dans un chauffeur privé, j'ai peur que ça ne me coute moins cher, que les heures que je vais devoir cumuler pour avoir une conduite décente. Kader m'a proposé de me faire conduire, mais il était bourré. Je crois qu'il regrette sa proposition, mais je vais profiter de lui ! J'ai besoin d'entraînement. Ghita est encore dans sa relation avec Greg, même si je sens que la fin est proche. Elle passe son temps à lui trouver tous les défauts de la terre, il lui sort pas les yeux, elle reste juste pour le confort financier. Comme d'habitude Ghita fait passer ses sentiments après ses besoins en sacs à main. J'ai utilisé l'argent de Majid pour l'épargne de ma voiture. Je n'ai pas fui. Premièrement parce que je commence à oublier l'existence de Bilel et ensuite parce que j'ai eu une longue discussion avec Ghita et pour une fois, je lui ai donné raison. Je n'allais pas passer le reste de ma vie à fuir, comme un rat. C'était ma ville, là où j'avais grandi, où j'avais souffert aussi, mais je me voyais pas la fuir comme une inconnue. J'étais chez moi ici, au même titre que Bilel et les rats de son quartier. Mon travail me pesait, je me voyais pas y rester des années, j'aurais pu reconstruire ailleurs. Mais pas pour le moment, pas comme ça.
En ce moment j'envisage mes possibilités de reconversion professionnelle. Elles sont minces. Je n'ai pas quitté l'école avec un gros bagage. Je dois prendre RDV avec une conseillère d'orientation et voir les possibilités de formation qui s'offrent à moi. Si je dois payer, je le ferais, c'est le prix pour avoir arrêté l'école trop tôt. J'aurais dû écouter maman. Il ne s'est pas passé grand chose ces dernières semaines. Ma vie sociale est de nouveau à zéro et mon moral également, depuis qu'Adel a plié bagage.
Un mardi, un évènement est venu chambouler ma petite routine habituelle...
J'étais de service en après-midi, seul avec Thomas, Tomy pour les intimes. J'aime bien faire le service en sa compagnie. C'est un peu comme avec Célia, c'est bon enfant. Et surtout, il est zen, il génère des ondes de sérénité. Je n'arrive jamais à stresser en sa présence, il est détendu et trouve des solutions à tous les problèmes. C'est un calme efficace ! Puis surtout, un homme pendant le service, ça permet de calmer les petits malins qui pourraient avoir des gestes, ou paroles déplacés. Ce mardi là, la chicha était pleine à craquer, après-midi de match, c'était les pires. Les mecs étaient imbuvables, sur les nerfs, soufflant fort à chaque fois que j'avais le malheur de passer devant l'écran pour pouvoir servir un client. Vraiment, je hais ce type de service ! Avec le temps j'ai pris à gérer les mecs imbuvables, les réflexions, les regards, ce qui me laissaient penser que je n'étais qu'une merde à leurs yeux. Ça tombait bien, j'étais là pour gagner mon pain, pas pour être appréciée du public. Ce mardi, en servant la table proche de la caisse, j'ai senti un regard insistant, un regard appuyé. J'avais l'habitude, j'y avais le droit très fréquemment. Ma technique était de faire comme si je n'avais rien, de faire l'idiote, jusqu'à ce que le mec finisse par se lasser. Mais cet après-midi là, en levant la tête, en croisant le regard de ce type insistant, j'ai perdu tous mes moyens, perdu toute notion du temps. Le verre que je tenais m'a glissé des mains, pour venir s'écraser sur le sol. Des flashs horribles me sont apparus. Des flashs de ce soir là, face à ces hommes, des flashs de leurs yeux, de leurs visages, de mes cris ne parvenant pas jusqu'à leurs oreilles. C'était lui. Il était là. J'ai compris dans ses yeux, qu'il m'avait reconnu. Ma respiration s'est coupée. J'étais à l'agonie. Le bruit a alerté Thomas, qui est venu me prêter main forte, s'excusant à ma place auprès du client.
- Luisa ça va ? Luisa ?
Je n'entendais rien, ne voyais rien, le son était loin, j'étais comme paralysée. Au bout de quelques secondes, j'ai quitté la pièce, sous le regard interrogateur des personnes présentes, qui avaient assisté à la scène. Son visage était imprégné dans mon esprit. Ma respiration a été coupé tellement longtemps, que quand elle est revenue, j'ai été prise d'une forte angoisse. J'ai dévalé les escaliers jusqu'au bureau, en suffoquant. J'ai cru m'écrouler. J'ai poussé la porte de bureau, faisant face à Karim. En le voyant, j'ai voulu chercher un autre endroit pour évacuer, pour hurler. J'ai fait demi-tour. Je suis entrée dans la petite cuisine, j'ai posé mon corps sur le sol. Mon corps me lâchait. C'était comme si, le fait de voir cet homme, avait tout ravivé, tout ressorti, tout me revenait. Tous les souvenirs affreux de cette soirée, que j'avais tenté d'enterrer toutes ces années, les visages, la douleur, les sensations, l'angoisse, la peur, le dégoût. Tout était revenu, j'avais la sensation d'y être une nouvelle fois, d'être sous l'un de ces hommes et de le supplier d'arrêter, les supplier de ne pas me toucher, les supplier de me laisser m'en aller. Puis j'ai fait un terrible constat : je n'avais pas guéri. Rien n'était parti, rien, tout était toujours présent, là, enfoui au fond. Je ne contrôlais plus mon corps, mes réactions, ni l'angoisse.
- Luisa ? Il t'arrive quoi ?
Karim a passé la petite porte de la cuisine, s'est approché de moi, inquiet, il s'est accroupi :
- Qu'est ce qui se passe ? Me répète t'il d'une voix calme
J'étais incapable de parler, incapable de former un mot. Je sentais mon coeur battre à tout rompre, je pensais qu'il allait finir par décrocher, par s'arrêter s'en prévenir, après tout, j'attendais que ça, d'être soulagée de toutes mes peines.
- Putain respire ! Qu'est ce qui s'est passé ?
Paniqué, il dégage mes mains de mon cou, me regarde démuni, perdre le contrôle. Il tente de me calmer par ses mots, mais rien ne fonctionne. Son visage est gravé dans mon esprit. Je pensais l'avoir oublié jusqu'à aujourd'hui. J'aurais été incapable de le décrire, incapable de dire de quel couleur était ses yeux. Je pensais même être incapable de le reconnaître si je le croisais dans la rue... Mais c'était faux. Je me mentais à moi-même, j'avais activé un mécanisme de défense. Je me souvenais de tout, chaque détail, tout était gravé dans ma mémoire. Karim s'est assis près de moi, contre le meuble, m'a tiré vers lui et a passé son bras autour de moi, comme pour me protéger.
Au bout de quelques minutes, j'étais toujours blotti dans ses bras, telle une enfant, il me serrait à peine. J'avais réussi à retrouver un peu de calme, encore désorientée, j'ai aligné ces quelques mots :
- C'était lui, il était là, ce soir là, c'était l'un deux !
- Quel soir ? De quoi tu parles ?
Quand j'ai levé les yeux, que je lui ai fait face, il a compris immédiatement à travers mon regard. Je l'ai senti. Il s'est levé d'un coup :
- Où ça ? Viens Luisa ! Lève toi ! Il était où ?
Je suis restée assise, silencieuse. Mes larmes coulaient sans arrêt, sans que je ne puisse me maitriser.
- S'il te plaît Karim... J'veux pas.
- J'appelle Julien, tu vas me le montrer !
- Non Karim ! -Dis-je en me levant - Je t'en supplie ! J'ai pas la force ! Et puis il sera surement parti, il m'a vu, il m'a reconnu, je le sais.
Il souffle fort, agacé. Il s'approche de moi, me prend machinalement dans ses bras et tapote légèrement sur mon dos.
- Y a des caméras partout... Un mot... Juste un Luisa, je le retrouve, je retrouve son quartier, je trouve où il habite, où sa daronne habite.
Je me détache de lui, le suppliant du regard :
- S'il te plait... Je te demande jamais rien Karim, mais s'il te plait. Je veux pas de ça... Je veux juste oublier.... Je veux que ça sorte de ma tête, je veux plus avoir mal ! J'ai trop mal tu comprends - Dis-je en sanglotant -. Je veux juste que ça s'arrête...
- OK ! OK ! Ça y est, c'est bon, on fait comme tu le sens.
Il m'a repris dans ses bras, me serrant fort, comme s'il voulait prendre ma peine sur ses épaules, comme s'il voulait me soulager de toutes mes douleurs, comme s'il voulait faire barrage entre moi et mes souvenirs...
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La rose fane mais pas ses épines
RomansaLuisa est une jeune fille de cité désorientée. Consumée par la vie, par la gente masculine, par le manque d'argent et par la précarité. Elle tente de s'en sortir et de combattre ses vieux démons. Mais est-il possible de combattre les démons qui nous...