J'étais devant ma fenêtre ouverte, une légère brise me soufflait dans les cheveux alors que je contemplai la splendeur de l'immense Big Ben. L'horlorge y affichait vingt-trois heures, il était bientôt minuit. J'attendais ce moment avec impatience, alors que mes deux frères dormaient dans leurs lits respectifs. Ils étaient bien trop jeunes pour me suivre où je m'apprêtais à partir. Ils avaient dix et treize ans, je ne pouvais pas me permettre de les emmener avec moi dans cette aventure d'une nuit. Nos parents seraient consternés de se réveiller tot le matin et de nous voir absents. Moi, je ne comptais pas. La famille Darling consacrait tout leur temps sur mes frères, ils ne voulaient pas de filles : ils ne voulaient pas prendre le risque de sacrifier leur nom lorsque je me marrierai. Tout ce que j'avais ici était ma solitude.
- Wendy?, m'appela Josh, le plus âgé des deux, en remettant ses lunettes rondes qui étaient posées sur la table de nuit.
- Je suis là.
- Que fais-tu toute seule près de la fenêtre?
- Je réfléchis, j'imagine, répondis-je vaguement.
Comme s'il avait lu mes intentions, il bondit sur ses petits pieds en me fixant au travers de sa monture mal ajustée.
- Ne me dis pas que tu crois qu'il existe. Wendy. Ce sont des histoires inventées et tu devrais le savoir. La magie n'existe pas.
Alors je n'étais pas la seule à connaître ces rumeurs. Elles se voulaient comme quoi à minuit précise, si les fenêtres sont ouvertes, une ombre visitera les enfants pour les emmener très loin, là où personne ne pourrait les retrouver, jusqu'au levé du soleil. Au matin, je serais de retour dans la chambre comme si je n'avais pas bougé. Tout ce dont il fallait pour y aller était d'y croire.
Avec tout mon coeur, comme en réponse à Josh ou comme invitatio, je criai:
- J'y crois!
Mon petit frère me regarda, tout incrédule, ne pouvant rien dire. Mon cri n'avait même pas réveillé Nate, qui dormait encore profondément sous sa couverture de laine. J'attendais une réaction, un bruit, un mouvement, mais rien du tout.
- Retourne te coucher, tu vois bien que ça n'existe...
Soudain, le coupant dans ses reproches, les voiles des rideaux transparents se gonflèrent de vents et des voix faibles s'élevèrent dans les airs. Il était là, je le sentais.
-Wendy! Fais-le arrêter ! Tu ne reviendras jamais!
Derrière le boucan des paroles qui s'intensifiaient, je pouvais entendre une voix de garçon distincte. J'ignorai Josh et cherchai l'ombre. Elle bougeait dans tous les sens dans la pièce en changeant sans cesse de trajectoire en se collant aux murs et au plafond, avant de m'attendre dans le vide à l'extérieur de la fenêtre. Sans aucune peur, je marchai vers lui, comme une hypnotisée, alors que mon frangin me tirait la main de plus en plus fort, en vain, j'étais plus forte que jamais.
- Viens avec moi, je te ferrai tout oublier tu verras, m'intima la voix en changeant de forme, celle d'un corps de jeune homme. C'est promis, Wendy.
Il tendit la main vers moi, s'attendant à ce que je le prenne. Mais j'hésitai à présent, mais ce ne dura qu'une seconde: Josh ne me pardonnerais jamais et je l'adorait. Prise d'un dilemme épouvantable, je décidai. Je demandai un moment pour dire au revoir à mon frère.
- Josh, je serai là demain, je ferai tout pour revenir à temps. Tu ne t'en rendras jamais compte. Au revoir, frérot.
Je le serrai fort dans mes bras en souhaitant que j'aurais pu tout lui raconter ce que j'avais sur le coeur. Je caressai une dernière fois sa tignasse de jais avant de rejoindre l'ombre noire. En voyant que j'allais partir, une larme coula sur sa joue rougie et il m'envoya la main distraitement.
-Je t'attendrai, murmura-t-il entre deux sanglots.
J'acceptai alors la main de l'étranger, alors qu'il nous propulsa vers le ciel sombre de la nuit. La grande horlogue sonna enfin les douzes coups de minuit, les vibrations des cloches nous parvinrent et arrivèrent jusqu'à mes oreilles. Le tissu de ma robe de nuit s'envolait dans le vent, comme un immense drapeau blanc de soie, alors que je n'en croyais pas mes yeux: nous frôlions les nuages duveteux et nous volions si haut, que le vertige n'existait plus.
« J'avais raison, je savais qu'il existait réellement, me dis-je à moi-même, satisfaite.»
- Où va-t-on, ombre?
- À l'aventure, au Neverland, où mon maître t'attend.
- Qui est-il?
-Pan. Peter Pan.