Saltimbanques (13) - Renwyck

27 12 0
                                    

Les derniers jours de voyage jusqu'à Piélogue se déroulèrent sans encombre. Les premiers soirs, la troupe établit des tours de garde de peur de voir surgir LiUarn de nouveau. Mais la créature semblait avoir été emportée dans les chutes de la Deuxième Cataracte. Lorsqu'il parut évident que le danger était écarté, la compagnie reprit sa jovialité naturelle et se concentra sur la préparation du Festival des Lupins.

Ils marchèrent dans les Beuges pendant près de deux semaines. La fin du cinquième mois approchait, mais Orpe était confiant. Ils arriveraient à temps pour les festivités. La route grimpait de plus en plus haut dans les alpages. À plusieurs reprises, le trafic fluvial fut remplacé par des animaux de bâts le temps d'un tronçon, avant de reprendre de plus belle. Ce ne fut qu'à la Troisième Cataracte — la dernière —, située juste avant Piélogue, que la voie fluviale prit entièrement fin. Beaucoup moins large que les précédentes, cette dernière chute d'eau n'en était pas moins haute. Un sentier en lacet serpentait à son côté pour atteindre une large vallée d'altitude recouverte d'un tapis de clochettes violacées.

Quelques lieues plus loin se dressait la ville de Piélogue. Elle ressemblait à un charmant village de montagne qui aurait trop grandi. Elle était lovée au pied des pics montagneux qui marquaient la frontière avec le royaume voisin d'Isha. Renwyck n'en revenait pas. Ils étaient arrivés au bout d'Ael ! Même s'il avait vu des cartes et entendu parler des autres royaumes, son pays lui avait toujours semblé immense et inépuisable. Cette frontière en marquait à présent la finitude.

Ils gagnèrent Piélogue avec une journée d'avance sur l'ouverture du festival qu'ils choisirent de mettre à profit pour se reposer. Le trajet à travers les Beuges s'était montré ardu. Tous étaient las du voyage, y compris les deux percherons qui avaient tiré jusque-là les roulottes. Piélogue ne comportait aucun mur d'enceinte ; le col qui menait en Isha était si raide qu'il faisait office de muraille naturelle. Ici l'Hellibe n'était qu'une petite rivière de montagne aux eaux vives, quittant à peine sa source. De petits chalets de bois coquets étaient construits sur ses berges et des ponts à simple arche l'enjambaient en de nombreux endroits. Les toits étaient pentus, témoins des lourdes neiges qui s'abattaient l'hiver. En cette fin de printemps, le soleil était radieux et l'air était bon.

Les lupins étaient omniprésents autour d'eux, habillant la cité et ses alentours. Au-delà, les alpages étaient d'un vert tendre parsemé du gris des pierres, du blanc des troupeaux et du brun discret de quelques chamois au loin.

La ville possédait des bains publics où l'on pouvait profiter des eaux du jeune Hellibe, réputées pour leurs vertus curatives. La troupe entière s'y rendit pour se défaire de la crasse et de la fatigue accumulée sur le trajet. Le soir, ils s'autorisèrent un repas dans l'une des nombreuses auberges de la ville et quelques godets de cervoise fraîche. Ils regagnèrent ensuite leur campement et se couchèrent de bonne heure. Les choses sérieuses les attendaient le lendemain.

Le festival passa en un éclair. La Fabuleuse et Fantastique Compagnie des Airs était encore plus célèbre à Piélogue qu'à Untère. Les représentations s'enchaînèrent tant sur la place du marché qu'à la cour seigneuriale. Cette fois-ci, Renwyck fit un sans-faute et la foule en liesse acclama le spectacle à grand renfort de vivats et d'applaudissement. Ils jouaient la plupart du temps de grands classiques du répertoire aellois entrecoupés d'intermèdes musicaux dansés et chantés. Pour le grand final, Marvin avait composé une nouvelle œuvre de toute pièce. C'était celle-là même qu'ils avaient répétée tout au long du trajet et Renwyck y occupait une place prépondérante.

Le dernier soir du festival, on fit dresser une estrade dans la cour de la demeure seigneuriale. Celle-ci ressemblait à un gigantesque chalet de bois. Les décors étaient fort simples, mais ils suffisaient pour plonger les spectateurs dans l'ambiance. Sur de grandes toiles, Srâna avait dessiné un grossier château fort aux meurtrières noires comme le charbon. Le bâtiment grisâtre était surmonté d'un soleil peu convaincant auquels les spectateurs ne prêtaient aucune attention. De façon à figurer l'une des salles du château, la troupe avait installé deux chaises sur la scène, agrémentées de petits napperons ternis. Quelques bougies de suif éclairaient la prestation des comédiens. Elles s'éteindraient juste à la fin de la représentation, à condition de ne pas traîner.

L'histoire imaginée par Marvin était classique. Un prince, Renwyck, destiné à se marier avec l'héritière du royaume voisin, Srâna, tombait éperdument amoureux d'une paysanne qui n'était autre que Gracemorel. Le prince l'épousait en secret malgré l'interdiction de son père que jouait Orpe. Quelques péripéties marquaient leur aventure avec la complicité de Marvin et même d'Arashi dans des rôles secondaires, jusqu'à ce que le vieux roi acceptât que son fils se mariât avec l'élue de son cœur. Ce conte d'une banalité rare tirait toute son originalité des dialogues imaginés par Marvin, mais aussi des chansons et des danses.

Lorsque la troupe descendit enfin de l'estrade, la foule en demandait encore et il fallut quelques chansons supplémentaires pour pouvoir s'éclipser. Une joie enfantine animait la compagnie. Comme l'avait prédit Srâna, ils avaient « amassé un joli petit pactole » et renforcé leur réputation auprès du seigneur local et de ses gens. Bras dessus, bras dessous, ils se rendirent à la taverne pour fêter leur succès. Il faisait encore jour et il flottait dans l'air les prémices de l'été.

Alors que Marvin lui tendait une chope de bière, Renwyck fut soudainement saisi d'un vertige. Il perçut un mouvement qui se propageait dans les Toiles, comme une onde immense. La Toile des Terres céda la première, se craquelant de toutes parts. Puis vint le tour de la Toile des Airs d'être traversée d'un déchirement atroce. Enfin, Renwyck sentit quelque chose d'immense s'écrouler et s'effriter telle une cathédrale de sable dans le vent.

Le malaise cessa. Renwyck se rendit compte qu'il était tombé à genoux sur le sol, tout comme Arashi, saisi du même trouble. Leurs regards se croisèrent et Renwyck lut chez son ami la même inquiétude, la même incompréhension.

Les Toiles s'étaient effondrées.

L'Herboriste - Les Thaumaturges IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant