Je m'appelle Kirsten. J'ai 18 ans. Et je suis bloquée du bon côté. Sans ma famille. Avec l'homme que j'aime, Hermann, mais sans Maman, sans Papa, et surtout, sans Paul. Paul. Mon petit frère.
Cela fait déjà treize longues années que je ne l'ai pas vu. Il avait trois mois quand, cette nuit-là, entre le 12 et le 13 août 1961 (j'avais cinq ans), j'étais partie à l'hôpital de l'autre côté du mur, le côté libre. Le côté dans lequel nous comptions nous expatrier. Mais, cette nuit-là, je m'étais rendue à l'hôpital (qui était bien meilleur qu'en URSS) parce que j'étais atteinte d'une pneumonie sévère, doublée d'une infection pulmonaire. Les services de santé avaient donc tenu à m'hospitaliser quelques jours, compte tenu de mon jeune âge. Mes parents m'avaient laissée aux soins des médecins, car mon frère ne pouvait pas passer la nuit dans un hôpital qui était quand même rempli de gens malades. Et puis, même s'ils ne l'auraient jamais avoué, mes parents avaient besoin de se reposer, après une journée assis sur des chaises, à attendre ma prise en charge. Et puis, je ne risquais rien, là où j'étais. Le personnel soignant était très bienveillant et compréhensif envers les personnes venues du côté Est, comprenant leur situation délicate. La nuit s'était bien passée. Sauf que, le lendemain, mes parents n'étaient pas là. "On a construit un mur entre les deux Berlin", s'exclamaient les infirmières dans les couloirs. Je ne savais pas encore ce que cela signifiait, du haut de mes cinq ans. "Il paraît que c'est le "mur de la honte", Kennedy l'a définit comme ça". Je ne comprenais pas. Je voulais mes parents. Ils avaient promis de venir. Dès le matin. Il était déjà midi. Le soir, une infirmière était venue. Elle m'a expliqué très calmement, avec des mots simples, que le méchant président de mon pays avait construit un gros gros mur entre la partie de la ville où était l'hôpital et celle où il y avait ma maison. Et que mes parents n'avaient pas le droit de franchir ce mur. J'étais complètement abasourdie. Je ne voulais pas croire l'infirmière, mais mon fond raisonnable me disait que celle-ci ne me mentait pas, et qu'elle avait raison.
Les douze longues années qui ont suivi n'ont rien eu de très intéressant. Je suis restée dans une famille d'accueil. Mes tuteurs étaient très sympathiques avec moi, mais ils n'auraient jamais remplacé mes parents, et ne cherchaient même pas à le faire. J'étais scolarisée, on avait réussi à m'obtenir la double nationalité (j'étais à la fois une enfant de la RDA ainsi que de la RFA), et j'avais même deux ou trois amis à l'école. Mais, mes tuteurs m'ont toujours dit qu'il vaudrait mieux pour moi que je sois indépendante dès que possible, car ils n'avaient légalement plus aucune subvention pour m'assumer à partir de mes 18 ans. J'ai donc, en parallèle du lycée, commencé à travailler une heure par jour après les cours en semaine et 6 heures par jour le weekend dès mes 16 ans, à l'usine. Je voyais bien que cela désolait mes tuteurs, mais je ne leur en voulait pas. Ça n'était pas leur faute, les temps étaient dur, dans un après-guerre qui durait, malgré l'aide américaine.
Et il y un an, c'est à cette même usine que j'ai rencontré Hermann. Il avait 20 ans, et moi 17. C'était l'heure de ma pause, et j'aimais bien la prendre dehors, près de l'endroit où s'effectuaient les livraisons de coton (c'était une usine de textile, mon poste se trouvait au filage). Nous étions en plein hiver, et je m'étais emmitouflée sous deux gilets associés à mon caban. Hermann était là. Il m'avait souri, était venu vers moi, et m'avait proposé un café après le travail. Je l'avais trouvé très audacieux, mais il avait insisté en disant qu'il connaissait un excellent endroit, pas très cher. Alors j'avais accepté. Les choses s'étaient faites naturellement entre nous. Nous avons fait plein de trucs ensemble, taguer sur le mur, aller à des fêtes... C'est l'amour de ma vie. Les gens nous regardaient étrangement, au début, lorsque nous nous tenions la main en public, puis, peu à peu, les mœurs se sont libérées à Berlin Ouest. Les années 70 arrivaient, avec leur vent de libération de la jeunesse.
Et puis, Hermann avait agit sur moi comme un révélateur. Vous savez, cette magie, lorsque vous plongez la photo dans le liquide, et que, soudain, les détails apparaissent ? J'ai découvert mon goût de la peinture grâce à mon compagnon. Jeune, je n'avais jamais eu l'occasion de prendre de cours d'art, venant d'une famille de la classe moyenne, ce qui signifie modeste. Mais, un soir, dans son appartement, il m'avait poussée à dessiner un petit peu (lui-même adorait l'art. Il s'obstinait à dire qu'il dessinait comme un pied, moi à dire que c'était passable mais que ça le resterait tant qu'il se bornerait à affirmer qu'il était nul). Et puis...ça a fait comme une faille temporelle. Je ne pouvais plus m'arrêter de dessiner tant que je n'avais pas fini. Le résultat, pour moi, pouvait être mieux, mais pour Hermann, était la plus belle chose qu'il ait jamais vue. Il avait absolument insisté pour aller soumettre mes dessins à une galerie d'art. Le directeur a refusé net. Hermann dit que c'est à cause de ma double nationalité. Qu'il ne veut pas que les communistes lui fassent retomber ça en pleine face. Et puis, mes 18 ans sont arrivés. J'ai proposé à mes tuteurs d'aller m'installer avec Hermann. Je voyais que cela soulageait quelque peu ma tutrice, d'avoir une bouche de moins à nourrir, ce qui était totalement compréhensible. J'ai donc emménagé chez Hermann, tout en continuant de travailler à l'usine. Je n'avais pas assez de sous pour des études, et je pouvais à présent travailler à plein temps. Et puis, un jour, mon compagnon est rentré du travail, et m'a soumis une idée. Une idée dangereuse, mais extrêmement tentante. Hermann me proposait de vendre mes toiles au marché noir. Nous y avons beaucoup réfléchi, et nous avons finalement décidé de le faire. Et si un jour ça tournait mal, on se retirait aussitôt. Et là, j'ai eu énormément de succès. J'en ai toujours, et mes tableaux se vendent comme des petits pains. J'ai de la chance, mais je reste prudente. Et je reste réaliste. Hermann le sait, je n'ai qu'un seul objectif aujourd'hui.
Retrouver ma famille.
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Be What U Art.
Historical FictionBerlin, années 70. Partout dans le monde, ce sont les années hippies, les années de la libération de la jeunesse, une jeunesse sans complexe et qui s'assume. Sauf dans le bloc soviétique. C'est dans un Berlin divisé que Kirsten, 18 ans, vit, avec so...