Romain Rolland osa, dès 1914, critiquer la guerre en Europe. Par exception, il ne compta pas au nombre des forces soi-disant intellectuelles de l'arrière qui s'efforcèrent, bien à l'abri des obus et des balles, d'exalter irresponsablement la colère guerrière des Français en croyant favoriser leur rage meurtrière et leur efficacité belliqueuse, mais il lutta au contraire contre la haine, en un pacifisme obstiné, tâchant de démontrer, avec une raison calme, l'intérêt, y compris en temps de guerre, de préparer déjà la paix des peuples.
Un homme qui s'oppose ainsi en conscience à la doxa, à l'opinion majoritaire, et particulièrement en période de troubles, recevra toujours mon respect de principe, fût-ce même pour proférer des erreurs, parce qu'un individu est avant tout celui qui va contre. Maintes personnes aujourd'hui, croyant se distinguer par des combats en réalité par trop évidents, ne font que suivre un courant où ils ne risquent guère de rencontrer des embûches et de se noyer.
Rolland accuse, pourtant : il attribue la cause de la guerre à cet esprit prussien militariste qui, selon lui, se fait un orgueil immoral de dominer au nom de la seule patrie, et il condamne sans excuse les premières exactions de l'armée allemande comme l'invasion de la Belgique ou l'incendie de Louvain ; mais, d'autre part, il fustige les incitateurs de férocité et tous les auteurs français qui, innombrables alors, ne savent soutenir les soldats de leur pays qu'en exacerbant la violence et le discrédit contre les Allemands.
Cet ouvrage, constitué de seize articles, fut, semble-t-il, largement attaqué et calomnié en France du temps de sa publication, et son auteur ne manque pas de rappeler la brutalité qui se déchaîna contre lui lors des parutions successives, le laissant dans une grande solitude stupéfiée. On peut le croire sur parole, et il n'y a pas lieu de douter de la réalité d'un tel vent de fureur soulevé contre lui : il n'est jamais opportun pour sa tranquillité de modérer des engouements nationaux ; on pense assainir des esprits en les adoucissant au moyen d'arguments dépassionnés, et on soulève au contraire des invectives qui, loin de constituer un commencement de débat, ne frôlent pas même les idées qu'on émet avec curiosité.
Rolland feint peut-être d'avoir ignoré qu'il est toujours risqué de s'opposer à une morale répandue, supposée universelle, comme le sont le patriotisme ou la charité : on paraît alors jouer d'esprit et de paradoxe pour la galerie, et, dans une situation où des hommes sont en péril, on semble se valoriser aux dépens de la vie d'autrui ; les gens en général ne comprennent pas qu'on puisse être immoralement sérieux, et il leur paraît que de pareilles considérations, si opposées à ce qu'ils appellent, eux, « le bon sens » et qui n'est en vérité qu'une imitation de pensée à l'image d'une multitude, ne valent d'être exprimées qu'en période d'insouciance et uniquement dans les livres pour « briller ». En laissant entendre que les Français du front se battaient pour une cause douteuse, du moins contre un ennemi « fraternel », Rolland a instillé une réflexion là où ses compatriotes n'aspiraient qu'à des réflexes de représentation : il faut défendre l'honneur des soldats de son pays coûte que coûte parce que... eh bien ! parce que c'est la tradition et que personne n'admet que son mari ou son père puisse mourir en vain. Voici donc des hommes automatiquement « braves », « responsables », « intrépides » : des « poilus » en somme, et c'est tout ce que l'histoire nationale, confondue avec la propagande, a voulu retenir de leurs motivations à se battre – même, on tolère aisément, en de telles circonstances, des mensonges patents mais valorisants ; ils ont fait « ce qu'il fallait », accompli « leur devoir », sont morts « en héros ». On succombe ainsi de bon gré et par confort aveugle au stupide adage selon lequel un soldat est forcément « quelqu'un de bien ».
Mais je pense, pour être franc, que le défaut de Rolland aura été d'être encore trop doux, trop tempéré, trop tendre et en cela pas si sage, tenant une position plus intermédiaire qu'on croit. En exprimant sa volonté d'argumenter avec patience contre des loups prévisibles et déclarés, il a produit des jappements et des claquements de mâchoires qui ont prémédité, en le voyant si candide, de le réduire au silence, à la honte et à la consternation. Ne jamais s'efforcer de se mettre en rôle d'innocence, c'est la leçon qu'il faut tirer de ce genre de controverse : on aspire toujours à briser le « gentil » au lieu de s'en méfier, et on ose contre lui ce qu'on ne se permettrait pas avec un animal sauvage de son espèce. Rolland a certainement paru la créature bonasse qu'on adore harceler : il avait, semble-t-il, le tempérament de celui qu'on brutalise parce qu'on sent à cette action quelque accroche, quelque effet, quelque faiblesse de pelisse ou de cuir. Chacun sent qu'on n'a pas besoin de débattre quand il suffit d'humilier. J'ai pris personnellement conscience de cela depuis un moment, et je ne m'avise jamais d'argumenter longuement avec des aboyeurs : je laisse dire, et je réponds généralement à des commentaires superficiels par une saillie encore plus courte, c'est-à-dire par presque rien qui pourrait faire croire qu'on m'a atteint. La grande faiblesse de Rolland, c'est d'avoir nettement laissé entendre, dans son ton et sa manière, le point par lequel il était vulnérable, je veux dire sa sensibilité à ménager ses contradicteurs au-delà de ce qui est légitime. Son refus manifeste de la haine – refus imbécile, car il y a des haines justifiées et il vaudrait mieux s'opposer à la haine infondée – a valu chez ses opposants la certitude préalable qu'ils seraient accueillis avec compréhension et douceur, quelles que soient leur vindicte déballée et leur méchanceté crachée. Rolland-écrivain contient intrinsèquement, je crois, la révélation d'un Rolland-faille : c'est Rolland qui s'est offert et indirectement blessé à son propre exercice.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.