Je vivais dans une impasse du 20e arrondissement de Paris, au 4 rue du Soleil. Cette rue étroite était encadrée par d'imposants immeubles, la luminosité de l'astre solaire ne s'aventurait jamais jusqu'à nos fenêtres mais l'appartement était fonctionnel et agréable. Pour narguer l'obscurité, j'avais posé un papier peint trompe-l'œil panoramique, coucher de soleil en bord de mer, au centre de ce décor paradisiaque, sur un support mural, mon téléviseur grand écran régnait en maître des lieux. Je m'endormais tous les soirs dans mon canapé convertible devant les chroniques criminelles, je menais une vie soporifique agrémentée une fois par mois par un grain de folie, ma conquête du samedi soir débusquée dans une boite de nuit.
J'étais pourtant qualifié de vieil adolescent jovial au physique rassurant, doté d'un humour aiguisé, mon principal atout pour séduire la gent féminine. Mon colocataire occupait une chambre exiguë, encombrée par des romans exclusivement sentimentaux, ce qui me semblait plutôt singulier pour un homme, à défaut de trouver l'amour dans la « vraie vie », il nourrissait la folle espérance de voir la princesse s'échapper d'un livre. Sa compagnie n'était pas plus désagréable qu'agréable, il était transparent, inconsistant et son esprit morose s'était endeuillé lorsque son amour lui avait annoncé qu'une vie plus palpitante l'attendait ailleurs. L'adresse de notre logement s'accordait avec nos états d'âme, j'étais le soleil et lui l'impasse, l'espoir et le désespoir côte à côte, cohabitant pour s'octroyer le privilège de ne pas vivre seuls.
Nés le 14 juillet, nous avons embrassé la vie le même jour pendant le feu d'artifice dont le vacarme festif couvrait nos premiers cris. Le personnel s'était absenté un instant pour admirer les illuminations qui traversaient le ciel, ma mère était seule quand ma tête d'une teinte laiteuse et bleuâtre est apparue dans la salle aseptisée des naissances. En souvenir de cet instant mémorable durant lequel elle s'était sentie abandonnée sur une île déserte, ma mère eut l'idée saugrenue de m'appeler Robin et mon jumeau, Cruoé. La lettre « s » s'était perdue dans les formalités administratives lors de la déclaration de naissance, ainsi, mon jumeau avait échappé au prénom de Crusoé et dans un moment de lucidité, ma mère m'avait épargné celui de Robinson !
Ainsi s'écoulait l'existence de Robin et Cruoé sur le chemin chaotique de la vie. Cruoé pleurait son amour perdu et j'invitais parfois des filles souriantes pour égayer notre solitude. Mais la solitude est une compagne tenace malgré notre duo fraternel, de malentendus en désillusions, nos conversations se limitaient à mes fébriles histoires amoureuses. La rue du Soleil se transformait en rue de la Monotonie, je désespérais de trouver celle qui mettrait un peu de désordre dans mon quotidien. Mon jumeau portait peu d'intérêt à mes amies, il me reprochait d'être superficiel et moi, je lui rapprochais tout le reste, surtout ces stupides romans à l'eau de rose. Je lui demandais : « tu l'as trouvé comment ? », il répondait inéluctablement un mot méprisant : « Bof ». Je ne pouvais plus le supporter, il sombrait dans un profond pessimisme, son silence occupait l'espace.
Cruoé lisait, écrivait, travaillait, dormait, mangeait peu, peu importe dans quel ordre, c'était immuable. Depuis sa rupture avec Valérie, plus rien ne vibrait en lui, alors, une partie de moi s'éteignait comme par solidarité fraternelle pour celui qui partageait ma vie depuis toujours. Je pensais que s'il me laissait un jour, son silence pourrait me manquer.
C'est à ce moment qu'elle est apparue, quand les doutes et les craintes couvraient l'horizon d'un voile mélancolique. Elle relevait le rideau roulant de la porte close de la librairie, elle croyait que j'attendais l'heure de l'ouverture et m'invita à rentrer. Elle m'a demandé quel genre littéraire m'intéressait et j'ai répondu naturellement, les romans d'amour. Le voile sombre s'est levé, c'était les prémices de ma renaissance, après quelques semaines idylliques à la découverte de l'autre, j'ai su qu'on suivrait le même chemin. Vous connaissez peut-être ce genre de certitude qui offre un avenir vers d'autres certitudes toujours plus radieuses. Je souhaitais lui présenter mon étrange colocataire, elle a souri à cette mystérieuse évocation.
Cruoé fut aussitôt séduit, tout émoustillé, il me donnait quelques petits coups dans la poitrine, comme un jeu entre deux enfants, pour exprimer son contentement. Je la regardais, l'émotion était forte.
— Je te présente Cruoé.
Elle sembla surprise.
— Robin, je ne vois personne d'autre que nous...
— CRUOE est une anagramme, je te présente mon CŒUR, il est resté trop longtemps enfermé. Il s'éveille doucement pour te dire : « Je t'aime. »