Comme à votre habitude, vous débutez la séance en silence. Vos yeux, maquillés par les verres de vos lunettes aux branches épaisses et sombres, semblent encore aujourd'hui lire en moi.
Votre regard se promène, devine mon week-end difficile, comprend que je n'ai presque rien mangé depuis notre dernière discussion. Votre regard se noircit lorsqu'il se nourrit de toutes ces griffures qui marquent mon corps à plusieurs endroits. Votre regard tremble en choeur avec mes mains. Votre regard constate le piteux état de ma peau, il a l'air de compter les nouveaux boutons et de souligner les récentes plaques rouges. Votre regard se perd sur moi et trahit de l'empathie.
Une fois de plus, je n'interromps pas votre rituel malgré ce malaise en moi. Je crains que votre mutisme ne laisse place à une vérité trop douloureuse à supporter.
Et là, soudain, vous parlez. Votre voix légèrement rauque s'anime et remplit mes tympans, je vous entends. Toutefois, toi, mon amour, tu demeures en toile de fond, tu déranges ma thérapie exactement comme tu le fais avec ma vie. Concentration encore et toujours plus intense à chaque séance.
Vous combattez l'omniprésence, votre voix se fait plus forte, vos phrases se répètent, vous ne gagnez jamais, mais vos paroles parviennent jusqu'à moi. Je plisse les yeux, je me focalise mieux.
— La colère.
Incrédule, je me perds un instant sur votre collection hétéroclite de tableaux qui n'ont jamais cessé d'orner le mur à ma gauche. La colère ?
Vous me vantez son importance dans tout processus consistant à surmonter une épreuve. Vous me rappelez sa nécessité d'être, sans pour autant trop durer dans le temps, ni se laisser continuellement diriger par elle.
Votre regard me jauge alors que votre voix se repose. Votre regard devine que je ne suis pas certaine de vouloir passer à autre chose. Votre regard me sait torturée entre l'obsession amoureuse et la souffrance ingérable. Votre regard cherche comment me convaincre d'exister à part entière.
J'ai presque oublié comment j'étais avant toi, mon amour. Je suis terrorisée de ne pas connaître ce qu'il restera de moi si je me libère de toi, mon poison. Je –
— Alors continuez à vous laisser mourir.
Je remarque que, d'abord, vous regrettez vos mots. Et puis, vous semblez plutôt satisfait, en tant que psychiatre, de l'impact qu'ils pourraient avoir sur moi. Ils résonnent, çà et là, dans mon esprit. Votre contentement augmente, vous vous réjouissez des réflexions qui m'assaillent.
— Vous ne pourrez plus vivre avec Henry.
Silence. J'apprécie votre aide. Vous avez remarqué qu'un tas de questions étouffe ma capacité de raisonnement.
— Si vous mourez, ce sera sans Henry.
Douleur. Je déteste que cette affirmation soit vraie, et elle l'est entièrement. Vous m'observez durant quelques secondes, vous préparant à assumer des paroles qui pourraient m'enfoncer. Vous allez prendre des risques. De certains doigts, vous massez vos tempes, respirez profondément. Dans ma tête, un bourdonnement perturbe l'absence de son qui nous enveloppe.
— Regardez-vous donc. Regardez ce qu'il vous reste. Vous souffrez le martyr et ça se voit ! Henry a encore sa femme, ses enfants, son travail. Que vous a-t-il laissé ? Vous n'avez plus d'appétit, de rêve, de projet. Plus rien !
Alors qu'un vide abyssal se cogne rebondit ma cage thoracique et la frappe avec vigueur, une larme détale sur mon visage, se détache de mon menton, tache mon haut à bretelles. Elle est seule – moi aussi. J'ignore si vous croyez à ce que vous venez de dire, peut-être avez-vous plutôt verbalisé ce à quoi une partie de moi songe et qu'une autre rejette. Je pense à mon existence, je pense à toi, car depuis bien longtemps, cela va de paire.
Violemment bousculée comme à chaque séance, je tente de reprendre mon souffle, les yeux écarquillés.
Et là, soudain, une sensation indéfinie se dessine en moi, tord mon ventre, assèche mon regard. Je vous interroge silencieusement, paniquée par ce que vous avez provoqué.
Vous coupez court à notre moment, m'invitez à me lever, apparemment content de ce qui s'impose malgré moi. Je vous comprends persuadé que mon suicide à petit feu peut cesser.
Que me restera-t-il si tu ne deviens plus qu'un vulgaire souvenir indolore, mon amour ? La colère ?
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Partout
Short Story« Cela m'était égal de vivre ou de mourir. Le corps entier me faisait mal. J'aurais voulu arracher la douleur mais elle était partout. » - Annie Ernaux, "Passion simple" Montréal, Canada. L'histoire de l'enfer dans lequel m'a plongée Henry après m...