Sur les pas de Lorence

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CHAPITRE I

Pour bien remplir le titre de ce recueil, je l'aurais dû commencer il y a 60 ans car ma vie entière n'a guère été qu'une longue rêverie divisée en chapitres pour mes promenades de chaque jour. (Carte no 1)

Ils applaudissent. Ils ne m'acclament pas moi. C'est cette lumière solaire fraîche du printemps. Ces feuilles argentées des peupliers blancs qui frétillent dans le vent de victoire. Victoire sur ces études qui vous crispent les doigts et creusent les yeux. Victoire sur ces nuits blanches qui vous arrachent le coeur dans votre studio, le regard sur les passants frivoles dans les rues de minuit.

Le sentiment le plus vif qui soit lorsque j'accours sur le podium, attrape vigoureusement mon diplôme au ruban rouge Phoenix et fouille du regard la foule et ce nuage de chapeaux virevoltant dans les airs. Je ne les vois pas.

- Quel sentiment vous a habité à ce moment?

- Confusion. Je ne suis pas certaine d'avoir été déçue déjà.

- Vous étiez fière d'abord et confuse avant une probable déception, je suppose?

- Comme si je naviguais un bateau de croisières sur des rapides avant la chute.

Le train semble plus paisible que jamais après les heures d'agitation face au paysage alpin. Le lac glaciaire, ses massifs majestueux, les Préalpes. Annecy. Tant d'histoire autour de ce lac miroitant.

Plus d'une heure avant notre arrivée à la station. Émie capture chaque pin défilant derrière la fenêtre, sa CANON avide de découvertes pittoresques. Rousseau à la main, je dévore ses Confessions comme si le temps m'était compté. Il me procure ce sentiment d'universalité. De son premier âge mystique à ses vieux jours rabougris. Un grand enfant, un vieil enfant. Ne sommes-nous pas tous des bambins cloîtrés dans des corps expirants? Des immortalités dans un véhicule vagabondant de page en page?

***

On me dit que mon départ fut top hâtif. Je crois qu'il fut juste au bon moment. Je suis du type inerte après une tragédie. Ce n'est que l'amorcement d'une furie explosive sans fin. Un torrent plongeant sans retour comme ces glaciers dans le Fier, le Fier dans ce lac maintenant paisible. En rentrant de l'école primaire Les-Trois-Saisons, une enseignante de maternelle déambule les rues du quartier aux attraits printaniers. En ouvrant la porte de chêne de sa maison, un silence inhabituel. Elle appelle son mari. Il répond rarement après la première fois, la tête dans ses livres cornés.

Elle pousse la porte du bureau, hurle d'épouvante. Liliane, enseignante de maternelle de l'école Les-Trois-Saisons, mariée à un nouveau catholique, autrefois protestant. Liliane, trente-sept ans, les murs de sa classe empreints de peintures à l'eau de ses élèves oisillons aux coeurs candides. Sa vie ne serait qu'une mûre continuation de sa douce enfance au décor champêtre québécois. Timide, cartésienne, mais rêveuse au fond d'elle-même. La vie n'était qu'un long chemin boisé sous un regard alerte, mais émerveillé sous les percées d'ombre et de lumière tamisée.

Il était un bonheur tranquille de mélancolie passagère. Rien d'inquiétant à ses yeux. Veuf un jour, veuf toujours. Mais le printemps arriverait. En fait, il était déjà entamé. Un poids tombé lui donnait l'air léger, rassuré, ces derniers temps. Pourtant, ce jour venait d'arriver. Poussée, cette porte de silence d'épouvante. Pendu, ce corps immobile autrefois son mari, Nolan. Nolan LeGrand.

Mai. Le téléphone plaignard semble de plus en plus strident d'une sonnerie à l'autre. Ma belle-mère s'inquiète. Pas une larme, je n'aurai versée à l'église catholique Saint-Sébastien. Émie tente de me rassurer. Tu n'y es pas forcée, j'irai seule, c'est beaucoup trop tôt pour toi, qu'elle aura dit. La psy, avec son sourire en coin, Carpe Diem, Lorence. Oui, je sais. C'est précisément pour cette raison que je suis à bord de ce train, en route vers Seynod, en Auvergne-Rhônes-Alpes. La brise annonce ses 17 degrés celcius et son soleil d'équinoxe avancé. Quitter l'aéroport de Paris aura pris tout son sens au milieu de cette vallée savoyarde. C'est le philosophe préromantique qui aura amorcé ce voyage et sans aucun doute le désir de retrouver Tante Fabiola et ses chèvres domestiques.

Veuve depuis près de dix ans, ma tante élancée aura mûri de ses cheveux sel et poivre et de son sourire tendre telle une Marie Laberge de la France rurale. Elle a transformé l'horlogerie de son époux Adrien pour en faire une boutique ésotérique. Elle tient une bibliothèque vivante en arrière-boutique et présente des spectacles dans son jardin durant l'été.

Tante Fabiola, l'avais-tu prédit? Si oui, pourquoi ne m'avoir rien dit? Comment se fait-il que le destin puisse t'arracher des bras ton paternel, celui qui m'a mis la plume à la main alors que je n'étais qu'une prépubère de treize ans et que j'étais aveugle devant cette existence fataliste et futile à la fois?

L'église Saint-Sébastien sonne les cloches de 11h. Sa conversion au catholicisme et ses funérailles auront été conférés ici. Nolan LeGrand, écrivain depuis plus de quinze ans. Auteur de romans et d'essais, autrefois ouvrier chez l'usine Chartam. Les Français comme les Québécois l'auront adopté. Son dernier roman La Soupape lui aura valu le prix honorifique du nouveau meilleur écrivain étranger en France. Non du meilleur père. Massif, épaules carrées, cheveux châtains auburn aux oreilles, yeux noisettes, d'origine française. Rigolo avant de devenir veuf. Alcoolique, taciturne et démentiel avant sa mort.

Il sera né protestant et décédé catholique, par obligation et non par conviction. Je lorgne Liliane de côté, sanglotant les yeux rivés sur le marbre austère au pied de l'autel.

Nos convictions peuvent-elles réellement changer par amour?

Le prêtre semble punir l'auditoire de ses versets sentencieux. Je pousse la porte de chêne pourpre et cours. Cours pour échapper aux échos incessants de la voix religieuse. Cours pour fuir les versets lourds de sens, vides pour eux. Cours parce que personne ne me poursuit. Ni Évelyne Beauchamp, ni Nolan LeGrand. Pas même mes parents.

Le téléphone crie de ses ardeurs après que j'aie pris la fuite du monument religieux Saint-Sébastien aux colonnes gothiques et aux visages longs, les gorges nouées de mes pairs n'avaient point trouvé les mots, les yeux rivés sur l'allée austère de l'église. J'ai couru contre la tempête d'équinoxe par un jour bis de mai. Regrettes-tu maintenant?

Bureau de chêne. Allées de livres de gauche à droite passant de l'Antiquité à aujourd'hui. De Platon à Racine, puis de Nerval à Laferrière. Étagères d'acajou massif, là sous la poussière somnolante, les ouvrages semblent cristallisés sous l'empire du temps, n'ayant pas servis de soliloquie depuis des lunes. Mes doigts tapotent les rangées de droite à gauche. Un post-it s'écarte des Confessions:

« Il me paraissait beau de passer les monts à mon âge, et de m'élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. » (Confessions, p. 90). De toute la hauteur des Alpes. De m'élever. Mon âge. Pourtant, je me sens affreusement vieille.

Je jette mes antidépresseurs dans la poubelle de la salle de bain. Je téléphone ma psy, annule mon rendez-vous sur son répondeur, Carpe Diem, Lucie.

J'appelle Émie, le voyage tient toujours, dis-je la voix tremblante. 

Malgré mon attachement profond pour Liliane, je vis dans le plus grand des ressentiments. Malgré moi, j'ai une dent contre elle, mais ne saurais l'expliquer. Comme si j'avais enfin ouvert les yeux sur mon passé, les agissements de mon père, ses déboires, son silence... Comme si elle était en partie responsable. Ma tête me dit que non, mon coeur dit que si.

La cloche sonne à contre-coeur lorsque Liliane ferme son sac à bandoulière rempli de dessins d'enfant. Elle ferme les yeux et prend un grand respir. Marche contre le vent printanier humide de banlieue. Fixe le ciel mauve grondant.

Elle pousse la porte de chêne de sa maison éreintée. Dans la cuisine, elle lit un post-it:

« Il me paraissait beau de passer les monts à mon âge, et de m'élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. » De retour dans 20 jours. xoxo Lorence

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⏰ Last updated: Sep 17, 2019 ⏰

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