La Servante écarlate, Margaret Atwood, 1985

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Dans la république de Gilead, sise quelque part aux États-Unis, un état d'esprit de plus en plus puritain et rétrograde a conduit à l'instauration d'un système politique où les femmes fécondes, devenues rares, servent obligatoirement de mères porteuses au sein de maisons régentées par une Épouse légitime et où les fonctions sont réparties à peu près en castes. Defred, l'une de ces servantes « à enfanter », vêtue de rouge et ayant perdu jusqu'à son nom, décrit et raconte le milieu liberticide où elle vit, par contraste à celui où elle vécut autrefois, du temps de l'émancipation des femmes et des libertés individuelles. Elle tient à présent sa triste place dans une société où tout, actions comme mentalité, est strictement encadré par un régime autoritaire sans pardon et en guerre perpétuelle, traquant notamment toute démonstration de joie et la moindre pensée contraire à l'orthodoxie héritée des préceptes (surinterprétés ?) de la Bible. De sorte qu'une morne langueur inonde le quotidien de tous, sans le plus petit espoir licite d'échappatoire ou de divertissement...

J'ignore quelle impression vous fait ce synopsis, mais je n'appellerais pas précisément le roman qui en découle une œuvre d'anticipation, dans la mesure où tout ce qu'on sait, et savait déjà en 1985, du développement mental et scientifique aux États-Unis ne pouvait s'accorder avec une pareille vision de leur avenir. C'est à mon sens l'un des grands défauts de ce livre, et je dois certainement m'expliquer davantage, au risque, autrement, d'avoir l'air d'affirmer ce qui est justement en question.

La société (civilisation ?) états-unienne est sans conteste fondée de puritanisme – ce lui est une caractéristique essentielle et indéniable, depuis sa fondation par les premiers colons fuyant les persécutions religieuses. Mais au même titre, elle est consubstantiellement formée de liberté, partie intégrante de ce qu'on nomme encore « esprit pionnier », « esprit d'entreprise » ou « rêve américain », et même, je crois, bien davantage qu'en Europe où le droit de l'individu s'arrête traditionnellement là où commence l'intérêt collectif : c'est ce qui justifia plus que toute autre cause son indépendance, et donc sa naissance, au XVIIIème siècle. Jamais cette nation n'a vraiment prétendu restreindre les libertés individuelles, et pour quiconque connaît bien son histoire, ni la guerre de Sécession, ni la Prohibition, ni même le maccarthysme ou les guerres qu'elle a pu mener n'ont fondamentalement à voir avec une telle volonté : les États-Unis ont poussé sur ce profond terreau de l'initiative sans entrave – établissement sur des terres pures de toute contrainte, commerce sans taxes, législation la plus légère possible, tous les cultes permis et opinions dénuées de censure, le tout dans une atmosphère d'union par le maintien univoque de l'indépendance intrinsèque du citoyen américain. Ce credo n'est pas du tout une idéalisation de ma part : c'est un thème explicite au cœur de sa Constitution, et probablement ce qu'on reproche le plus à ce pays justement si dénué de limites. Or, comment un État d'une telle fédération aurait-il pu s'affranchir de sa propre mentalité ? C'est ce que, dès le départ, le lecteur voudrait savoir dans ce roman, et il ne le lit pas sans espérer que vienne tôt ou tard une réponse élaborée à cette question. Une question subsidiaire mais d'importance réside dans les circonstances médicales qui entourent la baisse de fécondité dont on fait la principale justification du système de hiérarchie de Gilead, et on aspire à savoir pourquoi le processus des mères porteuses a été retenu, tandis qu'il existait déjà tant de procédés thérapeutiques pour pallier ce problème – le premier « enfant-éprouvette » de la Fécondation In Vitro étant né, j'ai bien vérifié, en 1978.

Mais la solution ne vient pas, n'arrive jamais, pour la raison que Margaret Atwwod, qui n'a de considération que pour les moyens d'une dictature, n'en envisage jamais les causes, ni morales, ni techniques : son roman n'est pas d'anticipation parce qu'il situe son action dans un monde qui ne répond pas aux codes du nôtre, qui n'en est pas la suite logique, qui n'a guère à voir avec les États-Unis qu'on connaît... Dystopie donc, si l'on préfère ? Je jure que je me fiche bien de ranger l'art derrière des catégories, mais s'il s'agit d'un univers parallèle, il n'aurait pas fallu rappeler sans cesse l'origine états-unienne de cette décadence, et y opérer sans cesse des comparaisons passé-présent : où l'on comprend qu'il se trouve là davantage un problème de cohérence que de classement générique. D'ailleurs, l'auteur, à ce que j'ai évalué d'un point de vue philologique, n'a jamais su son point d'arrivée, et l'écriture, très probablement, s'est faite sans horizon ni planification : par exemple, on devine, à un moment, que Defred, qui réclame de comprendre enfin les rouages du monde où elle vit et parvient à en obtenir la promesse, doit obliger bientôt Atwood à rendre un compte circonstancié des étapes qui ont rendu possible la république de Gilead, tâche que l'auteur semblait vouloir vraiment s'imposer à cette étape de l'écriture, mais elle renonce, achoppant à une telle difficulté qui l'obligerait certainement à reprendre tout l'ouvrage à zéro sur un fond beaucoup plus méthodique et vraisemblable.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant