Retour à Zola, dont j'admire la plume à défaut souvent des idées (atavisme, misérabilisme, symbolisme, systématisme en général et déformation du matériau humain à des fins plutôt de carrière ou de politique que de vérité pure). Zola constitue une source littéraire à laquelle il est, je trouve, profitable de revenir régulièrement de façon à se purifier des pauvretés stylistiques notamment contemporaines qui nous contaminent. C'est au point qu'un lecteur accoutumé à ne traverser que les gribouillages actuels jugera trop difficile sans doute un tel abord, et vaincu par cet effort auquel il est depuis longtemps déshabitué, il ahanera un moment avant d'estimer, pour le confort de son amour-propre, l'ouvrage volontairement trop ampoulé, fait alambiqué pour rebuter.
Ce n'est pourtant pas ésotérique, mais quoi : c'est de la littérature ! On a tout oublié de ce que c'est, et on se figure souvent qu'un livre, c'est une histoire divertissante. La majorité des lecteurs lisent tout juste comme des enfants de collège : privilégier l'action et particulièrement les péripéties impressionnantes et incroyables, et ne pas s'attacher au style. Mais ma manie me reprend de tancer le livre contemporain, c'est une maladie dont je ne guéris point ; ce n'est pourtant pas le sujet, il vaudrait mieux que je me continsse... quoique.
Voici : un Lantier, Claude cette fois, est un jeune peintre résolu à faire carrière à Paris. Ambitieux et novateur, il aspire à créer un style pittoresque, baigné de lumière et de matière, dont il serait le premier représentant et l'exemple accompli : mais il s'oppose à l'orthodoxie du Salon, alors seul moyen d'accès à une large notoriété, qui ne sélectionne ses tableaux exposés qu'en raison de codes classiques. Et Claude refuse les concessions et n'a d'intérêt que pour son idéal et son art.
Cette intrigue, documentée par un critique d'art féru (ce qu'on ignore parfois de Zola), est une illustration romancée de l'opposition entre le réalisme, et notamment le réalisme impressionniste naissant, et tous les académismes conservateurs qui ont tâché d'empêcher et de conspuer par principe de pareilles tentatives. La situation chronologique du récit est instructive à plus d'un titre : on y apprend mieux, je trouve, la date exacte où prit naissance en peinture à la fois l'exaltation des œuvres de pacotille, et l'émergence d'un agiotage artistique – que j'avais crues, dans ma naïveté, postérieures à la fin du XIXème siècle. Le sujet est pourtant plus dense, mais je crains la lapalissade à le dire : il touche à la fascination maladive de l'artiste pour son travail et aux empêchements que met alors toute une société d'avantages pour entraver le succès des véritables et jeunes talents. On sait mon humilité (hum !) et combien je m'estime justement rabroué par les éditeurs avisés : on n'y verra donc aucune similitude avec ma situation, ce qui me permettra de rendre une critique tout dépassionnée, évidemment...
L'intérêt de ce roman en particulier est dans la notion d'effort, dans la torture implacable que s'inflige Claude pour produire une œuvre puissante à présenter au jury du Salon : on y sent une lutte intérieure, tous les enthousiasmes et dégoûts de fanatique que traverse un artiste transporté par ses ambitions et ses espoirs de succès, tous les affreux doutes, noyés au dernier degré de sacerdoce, qui assaillent sans répit le créateur d'images et d'idées se refusant au compromis : cette représentation de l'artiste « en tourment » est certainement anachronique pour nous, et on ne lira plus cette œuvre qu'en y considérant l'emphase et l'hyperbole, à travers le sacrifice mystique et presque drôle de ce Lantier-ci, réduit à une espèce de folie à présent incompréhensible. C'est que, comme nul de nos jours n'est capable d'accomplir son métier sérieusement et avec compétence, sans parler encore de la roide philosophie qu'il faut pour espérer atteindre à quelque Vérité et qui ne subsiste dans notre société que sous la forme de fantasmes et de facilités, cet acharnement n'est pas même entendable pour la plupart, et l'on croit alors, logiquement, à un être de papier qu'un auteur s'amuse tout bonnement à torturer de visions et de rêves irréalisables. Or, Zola ne joue pas, et, peut-être pour la première fois de sa carrière, il ne feint pas tout à fait d'être un autre par goût des expérimentations pures : c'est qu'il est largement ce Claude dont il parle, ce passionné d'art et de douleurs, cet éternel insatisfait de la création. L'étrange, seulement, est que Zola – par pudeur ? par lâcheté ? – n'ait pas produit là, justement, un écrivain au lieu d'un peintre. Je comprends pourtant un peu ce choix sans le défendre : c'est que les conflits d'école qui ont occupé la peinture sont peut-être plus explicites, plus nettement représentables à travers des entités bien visibles et moins souterraines – le Salon et ses jurés qu'on peut faire délibérer en dialogues, le public qu'on peut mettre ensemble dans une même salle d'exposition, les affres et minuties de l'art qu'on peut aisément figurer par notes gestuelles et colorées de l'artiste-peintre en mouvements –, mais d'un autre côté, ce parti pris consiste également en la fuite d'une difficulté littéraire, celle qu'il y aurait à relater les tourments de l'écriture et les variétés de sa réception en des effets moins évidents, moins picturaux, quoique – et c'eût été l'avantage – bien plus connus de l'auteur. Un personnage seul, Sandoz, incarne nettement le romancier, mais de façon secondaire, pour mettre en parallèle les insatisfactions chroniques d'artistes novateurs chacun dans leur domaine. Pourtant, ce Sandoz acharné n'est pas le sujet principal de l'œuvre : pourquoi ? Est-ce parce que l'écrivain naturaliste, dans un souci d'amplification des caractères humains moins réaliste que théorique, ne sent pas judicieux de représenter un être plus nuancé, plus subtil, moins dramatique, plus réel en somme, comme il existe lui-même, tout à l'image de ce qu'il est ? Au fond, c'est à se demander si cette élection d'un peintre plutôt que d'un écrivain – car la question fut inévitable pour l'auteur – ne constitue pas le tacite aveu d'échec de toute l'école que Zola a prétendu élever, car son « réel » ne résiste pas à la transposition exacte d'une réalité effective, et les personnages qu'il inclut sont toujours des types, des entités avant que des personnes, que de véritables individus observés – sinon, pourquoi en l'occurrence ne se serait-il pas pris en exemple et mis en scène ? pourquoi se serait-il défié, même en grossissant ses propres traits, de sélectionner l'art où il avait le plus d'affinité et de pratique ? Une pudeur peut-être l'a retenu : ou bien celle consistant à ne pas exposer les vices du monde littéraire – agiotage aussi, pistons, éditeurs, réclame, etc... – et c'est en ce cas une lâcheté et une façon de défense de ces vices ; ou bien cette autre pudeur induisant la révélation de ses propres tourments, psychologiques et relationnels, et par exemple conjugaux peut-être, auquel cas la couardise, au sein de l'école de la réalité qu'il a formée, tourne à l'aporie pure et simple, à la contradiction insoluble et honteuse – d'ailleurs, on le sait : Zola ne se gêne pas, en général, pour faire toute la lumière crue sur les réalités quotidiennes des travailleurs et des bourgeois, mais ce serait donc... à condition que cette impudeur ne touchât pas à l'univers où il vit ? Hypocrisie, tartuferie : l'audace est avortée, ici, faute d'avoir lui-même posé, véridique et brave, en type même de l'artiste, et d'avoir publié les lumières de sa propre vie : quotidien, conscience, milieu et art...
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.