18. Harponnage

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[Narration : Lucie]

Mon salaire perçu, je décidai de changer des hyaku-en shoppu, l'équivalent des magasins tout à un euro : les adoucissants, les objets de scrapbooking et les brosses à dents allaient bien cinq minutes. Dans Amemura, je n'avais finalement dégoté que deux t-shirts et un pantalon qui sourient à la fois à mes yeux et mon budget. Je me rendis avec excitation au HEP Five, une immense galerie commerciale et me fis plaisir. Si j'avais été avec Shizue ou Aïko, je serai même montée dans la grande roue.

Il commençait à pleuvoir lorsque je sortis de l'immeuble. Une mer de parapluies se dressa d'un coup. Pour peu qu'une rue soit en pente et en descente, des vagues se formaient en même temps que les parapluies se frôlaient, se touchaient et s'évitaient de nouveau.

Mon œil évita de justesse une baleine mal fixée et je repensai incidemment à Reizo. Quel personnage fascinant ! L'alcool aidant, en une soirée, il avait tout su de moi. Et moi, rien de lui.

Je repérai au loin la silhouette dégingandée de Minoru émerger de la mer de parapluies. Il était le seul à ne pas en avoir. Il flottait au milieu du bruit de la circulation constante, des klaxons, des talons aiguilles, des frottements d'imperméables. Comment faisait-il pour avoir l'air toujours aussi singulier ? Peut-être était-ce dû à son allure désœuvrée. Il était grand et mince. Très grand.

Minoru arborait une coupe de voyou aux cheveux décolorés dans les tons bruns, avec la nuque rasée et des anneaux aux oreilles. Il avait des yeux comme des soucoupes volantes, portait un treillis et des Dr. Martens aux pieds, un t-shirt deux fois trop long et une chaîne pendante à sa ceinture où devait se trouver son portefeuille.

L'opossum transgénique semblait fatigué. Il battit le pavé sans but. Autant je révérais son sourire moqueur, autant le voir plongé dans ses excès de mélancolie me faisait trembler la poitrine et enfoncer des clous dans mes yeux. Les humeurs dépressives de Minoru annihilaient ses facultés intellectuelles et bien plus encore sa volonté. Dans de tels moments, j'avais compris qu'il s'isolait, tel le vieil Inuit partant mourir seul sur sa banquise, échoué sur la glace, à la merci des orques. Minoru broyait son spleen en allant ingurgiter des tonnes de nourriture grasse, puis revenait tout guilleret, comme par enchantement et de manière aussi brutale qu'il était disparu.

Un passant le coudoya sans se retourner pour s'excuser. Par derrière, Minoru le saisit vivement par le col, certainement avec l'idée de l'écarteler à-même le pavé. Sa réaction était prévisible. Pour Minoru, il ne s'agissait ni plus ni plus moins que d'une question de principe : on pousse, on s'excuse.

Autrefois, être témoin du comportement de Minoru m'aurait glacée. C'était avant. Avant que je ne me fasse insulter, menacer par une cigarette risquant de me rôtir la joue. C'était avant que je me fasse héler, étrangler, tabasser.

J'accourus et interrompis la scène en m'excusant auprès du passant et en tirant Minoru par la manche. Je lui enjoignis de tenir le parapluie pour nous deux et le morigéna. Les gens se retournèrent sur nous : nous bloquions la circulation des parapluies et un embouteillage s'était formé derrière moi. Minoru soupira et coupa court à mon intention en me passant un bras sur l'épaule : « J'te paie un verre ».

Nous nous installâmes à l'intérieur du café que je fréquentais avec Sven, juste à côté de la porte d'entrée. Nous ne disions mot mais écoutions notre environnement. Il y avait une musique de fond légère, un genre de classique contemporain qui aurait fait grincer des dents Bach ou Daetwyler. L'atmosphère feutrée de l'endroit rattrapait cette faute de goût, avec le doux bruit du café coulant dans la tasse, celui de la vaisselle, des discussions et de la rumeur de la circulation extérieure.

Minoru fixait ma robe d'organdi beige nouvellement achetée qui s'épanouissait au soleil à travers la vitre. Forcément, il fallait que nous nous asseyions pour qu'il cesse de pleuvoir !

Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant