19. L'Invité

317 32 23
                                    

[organigrammes en bas de page]

[— Les règles ne sont pas nécessairement de mauvaises choses.

Minoru se redressa, l'œil suppliant.]

— Dis-moi en quoi c'est dangereux, lorsque la rue est déserte, de traverser au feu rouge ?

— Tu parles à une Française, je te signale... Ça, ce sont nos spécialités. La société japonaise est très rigide mais sans règles, les groupes humains ne survivraient pas.

Minoru acquiesça avec réticence, comme si sa tête était trop lourde pour ses épaules.

— Sûrement. Pourtant, est-ce que ça t'arrive de te demander pourquoi tu te sens obligée d'obéir à telle ou telle règle ? Est-ce que c'est vraiment bénéfique pour tout le monde si tu fais toujours ce qu'on attend de toi ?

J'étais sur le point de répondre mais il poursuivit :

— Parfois, tu ne te sens pas harponnée par la politique et la publicité ? Par toute cette incitation à la consommation ? On nous prend de haut. On nous prend pour des cons !

Minoru haussa les sourcils mais je ne répondis rien.

— Bah, moi, y'a des règles que je n'intériorise pas. T'sais, on rêve beaucoup de qui on voudrait être ou des biens qu'on voudrait acquérir. Et quand on est devenu ou qu'on possède, on ne sait plus ni quoi faire de soi, ni quoi faire de l'acquisition. Quelques fois, il vaudrait mieux se contenter de ce qu'on est et de ce qu'on a... On éviterait de perdre du temps. Mais à notre stade à Nintaï, on mène une lutte qui durera toute la vie : savoir qui on est et ce qu'on vaut.

Minoru toussa quelques secondes, puis se tu. Il réfléchissait, les doigts croisés sur le front. J'attendais qu'il retrouve ses mots. Aujourd'hui, j'avais la sensation qu'il évacuait sur moi ses pensées, comme s'il était arrivé à bout de patience.

Enfin, il releva le menton. Son expression me lança un appel à l'aide :

— Y'a pas des jours où t'as envie de craquer, tout en sachant qu'il t'est impossible de vivre ailleurs selon un autre mode de vie ? Moi, je ne pourrais pas quitter le monde urbain. J'ai l'impression d'être pressurisé dans un container d'os, de chair, de sang et de graisse humaine ! On vit tous comme des porcs, Clé-à-molette. On a une tête et on ne pense pas avec. On n'a pas d'idéal. Le confort, c'est superficiel, ce n'est que du vent.

— Certainement. Mais la violence physique ne résout rien. Tu le sais déjà.

— Se prendre des coups et en donner de temps en temps, ça fait du bien, physiquement et psychiquement, soupira-t-il. Et même dans cette galère, il arrive un moment où tu ne peux plus de satisfaire de frapper parce que ça te chante. Faut le faire avec quelqu'un qui est de taille pour répondre à ton attaque, sinon le combat se termine vite et on ne se sent pas mieux pour autant.

— Comment ça ?

Minoru carra les épaules et me jaugea.

— Si tu veux continuer à te libérer, tu dois te lancer des défis. Si l'adversaire est trop faible, autant taper dans un punchingball ou dans une poire. Le résultat sera le même ».

Ses épaules s'affaissèrent de nouveau et il agita le menton, accablé, la tête remplie de cafards.

Je n'osais plus rien dire. Minoru venait de remuer en moi un instinct révolutionnaire que Takeo se serait plu de commenter. Ma vie était paradoxale. Moi, l'étudiante en droit et en politique discutait avec un ami délinquant des failles d'un système démocratique et capitaliste voué à la décrépitude. Minoru s'était livré à cœur ouvert et c'était un cadeau magnifique. Toutefois, je ne m'en sentais à présent que plus déstabilisée.

Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant