[Narration : Lucie]
Shizue accrocha le calendrier au mur. Elle m'expliqua qu'au Japon, les jours ne correspondaient pas à des saints, mais à une graduation de six jours fastes ou d'infortune basés sur l'ancien calendrier lunaire : les Rokuyô.
J'en déchiffrai les kanji lorsque Leandro et Sven entrèrent dans la pièce en transportant prudemment un canapé. C'était le dernier meuble à décharger, le reste avait été installé la veille. J'étais passée pour aider à nettoyer l'appartement suite au déménagement mais ma tâche avait été amoindrie par une fée du logis : Sven.
Yoshi avait acheté le canapé avec le pot commun, calculant chaque millimètre de place pour qu'il s'ajuste dans l'angle du mur. En nous serrant, tous les cinq pouvions nous y assoir.
Leandro sortit les coupes et fit sauter le bouchon du mousseux : Yoshi et lui devenaient en ce jour colocataires.
Leandro servit en premier Shizue en la complimentant sur sa tenue, armé de son regard de braise qui allumait des feux dans le bas-ventre des femmes. Il avait parlé d'un ton simple et affable. Pourtant, Shizue s'empourpra et baissa le menton. Leandro s'excusa aussitôt. Trois jours plus tôt, il s'était résigné suite à une discussion houleuse avec « Maître Yoda » et le métis Danois. La sagacité du premier et les arguments cartésiens du second avaient eu raison de la boulimie capricieuse de Leandro.
A cette occasion, la règle d'or de la cohabitation avait été posée : ne jamais ramener de fille à l'appartement. Leandro avait pris la bonne résolution d'opter pour une rupture en douceur avec l'assistante du professeur de droit de la propriété industrielle et avait solennellement promis de s'assagir.
Durant le déroulement de cette joyeuse pendaison de crémaillère, Yoshi m'apprit que Leandro et lui avaient eu des difficultés à réunir l'argent nécessaire au paiement du pas-de-porte du bail : deux mois de loyer pour la caution, un mois payé d'avance au propriétaire et deux autres mois pour les honoraires de l'agence. « Maître Yoda » but une gorgée de mousseux. Son profil accusait un relief montagneux : il était fait de creux et de bosses s'alternant en saillies sur sa bosse sourcilière, son nez et la forme de sa bouche et de son front. De face, les traits semblaient recroquevillés sur un visage étroit. Il paraissait vieux.
Mais lorsqu'il souriait, Yoshi rajeunissait de dix ans.
Il me tendit une feuille imprimée en français. Interloquée, je l'interrogeai du regard. Il me répondit sans que j'aie eu besoin de formuler la question : « Je ne parle pas français, me devança-t-il. J'ai trouvé un article traduit sur internet. Leandro a retrouvé l'original. Il date un peu ».
Je m'enfonçai dans les coussins du canapé et lu.
CRIMES atroces, suicides, prostitution : l'explosion de la délinquance chez les jeunes Japonais inquiète l'archipel. Alors que, pour certains, « tout semble fonctionner parfaitement », serait-il possible qu'un sentiment mortifère fonde sur une jeunesse nourrie de jeux vidéo et de séries télévisées ? Mais cette extrême violence ne reflète-t-elle pas plutôt la pression d'une société hyperexigeante, où les repères familiaux ont volé en éclats, où l'argent est la valeur reine - et corruptrice - et où le système éducatif, extrêmement sélectif, ne tolère aucune faiblesse ?
David Esnault, août 1999, Le monde diplomatique.
J'étais partagée entre déchirer l'article et le reposer sur mes genoux ; j'optai pour la seconde solution. Personne dans la pièce ne savait que je serai bientôt le témoin d'une bagarre généralisée entre deux établissements. J'expirai longuement et me raclai la gorge.
« L'humour, c'est mieux quand c'est drôle, Yoshi.
— Le mien est juste diamétralement opposé au tien.
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Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleu
General FictionLe filet autour du trafic de drogue à Nintaï se resserre. La tension monte et la loyauté entre les factions est mise à rude épreuve. Lucie se lance à corps perdu dans les abysses des relations torturées entre les étudiants et s'intéresse de près aux...