37. Un autre type de combat

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[Narration : Kensei]

L'automne promettait d'être splendide, les arbres déployaient déjà leurs ramures couvertes de feuilles colorées. Elles ne tarderaient pas à quitter la sève pour former un tapis multicolore sur les gazons des parcs.

J'avais l'habitude de subir des regards soupçonneux dans la rue. Mais avec mes contusions sur la figure et Lucie marchant à côté de moi, l'effet était multiplié par dix.

Le visage de ma copine était très attractif, malgré son teint brouillé et ses cernes violacées.

Je rééquilibrai nos sacs sur mon épaule. Les articulations de mes doigts endommagés par les frappes me firent souffrir. J'examinai mon reflet dans une vitrine : ma bobine était de toutes les couleurs, marquée par les coups. L'un de mes yeux gonflés ne fermait pas. Je détournai la tête et Lucie serra plus fort ma main. Nous prîmes la direction des arcades, au milieu de la foule qui nous dévisageait comme si nous étions un couple d'extra-terrestres.

Lucie avait une désinvolture qui lui était propre. Elle était pleine de charme, d'élégance et d'arrogance. Lorsqu'elle marchait, ses épaules étaient rejetées en arrière et sa poitrine pointait en avant. Elle avait les hanches qui balançaient, les pieds qui avançaient l'un devant l'autre avec agilité, les talons qui claquaient légèrement et les genoux qui ne se cognaient pas.

C'était un brin de fille au menton droit et aux cils qui papillonnent. Si en entrant dans une pièce vous ne l'aviez pas remarquée au premier coup d'œil, sa gestuelle finissait par vous capter : c'étaitune symphonie. Elle avait des mouvements gracieux et maîtrisés. Un art de bouger qu'on n'apprend pas. Il est inné. Elle parlait avec un accent qui avait un goût de macaron, le rire qui partait en éclats et la réplique mordante qui vous clouait au pilori.

Lucie était pour moi insaisissable. Elle avait un caractère à vous faire perdre la tête, des sourires à vous envoyer haut dans le ciel et des manières parfois pète-sec à vous donner envie de la planter sur place. On l'aimait ainsi. Comme un curry bien pimenté qui vous tirait les larmes et vous faisait cracher du feu. Elle ne le savait pas ou ne le croyait pas et c'était encore meilleur ainsi : on ne s'éprend pas des personnes qui ne vous surprennent pas ou qui ont trop confiance en leur pouvoir de séduction.

Ces derniers temps, je m'étais rendu compte qu'il arrivait à Minoru de nous suivre. Quelque part, j'éprouvais un peu de pitié pour lui. Il l'avait vraiment mauvaise.

*

[Narration : Lucie]

Je repris les cours de japonais avec ce zèle qu'ont les individus se raccrochant à un domaine dans lequel ils sont certains d'être compétents et assurés de recevoir un peu d'estime. Mon professeur de japonais avait le regard de l'homme instruit qui ne s'en vante pas. J'avais foi en lui. Ainsi, lorsqu'il m'avait exhorté à dépenser mon argent dans un troisième lexique anglais-japonais, je m'étais exécutée, avec dévotion. Peu importait. Me reconcentrer sur mes études n'étaient pas de refus.

Une semaine s'était écoulée suite à l'annonce de la sortie de prison de Fumito et comme promis, je n'avais plus entendu parler de l'ancien quatrième année renvoyé de Nintaï après avoir été arrêté pour détention, consommation et trafic de drogue.

Par ailleurs, j'étais occupée à planifier avec Sven notre escapade dans la ville de Nara. L'équipe de baseball dans laquelle il jouait à l'université et dont il était immensément fier, s'était faite ratatiner lors du dernier match amical contre l'équipe de Kobe. La roue tournait. Sven était écœuré et souhaitait le plus vite possible partir pour se changer les idées.

*

J'errai un peu dans le quartier où habitait Kensei. C'était un endroit pittoresque où il faisait bon de se promener. La cigarette coincée entre les lèvres, le cuisinier faisait griller ses brochettes sous le nez du client affamé. Il engageait la conversation, tandis que de l'autre versant de la rue,  son collègue découpait sur une planche en bois de fines lamelles de poisson cru. Si le délicieux parfum qui s'échappait des gargotes ne me plaisait pas, je pouvais toujours aller m'encrasser l'organisme avec un fast-food sans goût et sans âme.

Enfin, j'arrivai devant le restaurant à la devanture rouge entourée de canisses. La mère de Kensei m'accueillit avec un grand sourire, me demanda si j'avais faim et finit par m'informer que son « caïd de fils » se trouvait dans sa chambre, à bricoler un moteur dont elle espérait qu'il le jetterait au lieu de l'entasser avec les autres.

Lorsque je fis coulisser la porte, Kensei se retourna, les cheveux en bataille, l'expression circonspecte, avant d'étirer ses lèvres. Il flottait dans l'air comme une odeur de brûlé. Kei poussa dans un coin le moteur de voiture sur lequel il travaillait, me devança et passa la porte encore ouverte en me montrant ses mains maculées d'huile. Il revint quelques minutes plus tard, douché et en survêtements. Il alluma un bâton d'encens qu'il planta dans le terreau d'un cactus et s'assit à-même le sol.

Kensei était le seul nippon que je connaissais à s'asseoir à un emplacement susceptible d'être sale. Normalement, les japonais disposaientpar terre des poufs ou des tabourets prévus à cet effet.

Je le rejoignis.

Une onde de désir traversa mon corps, se fortifia lorsqu'il me prit la main. Nos doigts s'entrelacèrent mécaniquement, s'emboitant tels les pièces d'un puzzle.

Kensei lâcha ma main et redressa le bâton d'encens. Me souvenant de la raison pour laquelle j'étais venue plus tôt, je commençai à triturer le bout de mes ongles. L'excitation se réduisit un peu, pour laisser place à une certaine appréhension. Je devais lui annoncer que je partais quelques jours avec Sven à Nara en toute amitié et subodorai qu'il n'allait pas être simple de le lui faire accepter : Sven était certes un ami mais il était accessoirement un homme.

Kensei me jeta un regard à la dérobée. Ça allait être la croix et bannière pour lui faire admettre cette nécessité d'éloignement dont il n'était pas directement responsable. La bonne stratégie à adopter était de ne pas le brusquer et ne pas lui livrer la nouvelle de but en blanc. Je devais avancer les mots comme sur la pointe des interlignes de mes fiches de cours quand je m'appliquais.

En cinq minutes, nous étions passés du sol au futon et j'étais à la limite de la supplique lorsque Kensei leva les yeux au plafond comme si je lui parlais français. Découragée, je soupirai :

« Tu es intelligent. Alors pourquoi tu fais semblant de ne pas comprendre ?

Kensei allongea son bras que je m'apprêtai à saisir pour m'y blottir. Il se rétracta tout à coup :

— La confiance ne s'achète pas.

— Elle ne se trouve pas non plus sous un paillasson.

— Je sais, dit-il altier. Je te rappelle quand même que je t'ai pardonné ton étrange de pote host ».

Je baissai le menton, piteuse de ce souvenir lié à Tomo et le relevai aussitôt. Je n'étais pas une soumise éperdue. Du moins, je ne voulais pas l'être. Je reculai légèrement afin de le regarder dans les yeux.

— Tu ne me fais toujours pas confiance ?

— Ce n'est pas en toi que je n'ai pas confiance ».

Je n'arriverai à rien avec ce bourricot ! Kensei était un hyperémotif sentimental. Tous les événements le pénétraient de plein fouet. Sa sensibilité ne cessait de le faire osciller entre joie et affliction, réjouissance et peine, extase et détresse. Je répondis, prudemment :

— Je sais que tu ne portes pas Sven dans ton cœur... Mais, s'il te plaît, fais un petit effort !

Même en ayant joins mes mains en prière, j'eus l'impression d'avoir parlé à un sourd.

— Quand je suis arrivée ici, c'est le premier ami que je me suis fait. Toi à côté, tu m'as crié au visage dans le secrétariat. Et regarde où nous en sommes !

— Rien à voir, rétorqua-t-il.

— Quand il s'agit de tes amis, tout va bien. Mais alors les miens... ».

Sans dire un mot, Kensei s'approcha, ses mains calleuses posées sur la couette blanche du futon à quelques centimètres des miennes. J'attendis qu'il m'attire contre lui. Les yeux en amande de Kensei me traversèrent, comme si son esprit était parti se retrancher sur le Mont Fuji. Soudain, il redescendit.


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Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant