48. Des Secousses humaines

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Attachée par des liens d'obligations à mon bureau dans l'appartement, je grignotais le capuchon de mon stylo. J'avais presque achevé d'écrire mon deuxième rapport à l'Agence : quarante-huit pages de pur français. Mais il y avait un passage sur lequel je butais : les relations humaines, un sujet complexe.

Au Japon, les individus se créaient des contacts en « se confessant » : âge, situation, préoccupations etc. C'était de cette manière que les amitiés étaient entretenues. Il n'était pas besoin de voir souvent la personne ; être sociable ne signifiait pas être disponible. La solitude volontaire était parfaitement acceptée, le défaut de dialogue également. Se comprendre dans le silence était un mode de communication comme un autre. Chacun se pliait ou prétendait se conformer à un emploi du temps de ministre. Un Japonais était toujours très occupé et ne pouvait fixer de rendez-vous qu'un jeudi, un mois plus tard, entre vingt heures trente et vingt-et-une heures.

Toutefois, s'il était une chose à laquelle un Japonais ne renonçait pas, c'était d'être intégré dans une communauté, quelle qu'elle soit. En adoptant un esprit collectif, on s'attendait à être protégé. En revanche en agissant ensemble, on faisait également taire la voix discordante qui dénonçait la décision majoritaire irresponsable susceptible de nuire à toute la communauté.

Subsistait une question primordiale : qu'était une communauté au sens d'un Japonais ? L'État ? Les collègues ? Les membres d'un club ? Inutile de citer les débats politiques ou religieux, il s'agissait de sujets rarement abordés dans les conversations.

Néanmoins, une communauté regroupait nécessairement des personnes partageant des points communs. Dès lors, les nintaïens étaient-ils une communauté ?

Je tendis l'oreille, reconnaissant un bruit de moteur familier par la fenêtre. Je rebouchai mon stylo et quittai l'appartement.

Au pied de la résidence, Kensei m'adressa un grand sourire, les yeux étirés sous son casque qu'il venait de retirer. Je m'avançai et tirai sur son blouson en cuir pour l'ajuster. C'était un vêtement qui mettait en valeur la belle carrure de ses épaules. Il passa derrière moi et rentra l'étiquette de mon sukajan dans le dos. Je le remerciai d'un baiser sur la joue et enfilai le casque Special Guest.

Au début, je n'étais pas à l'aise à l'arrière de la moto. Je ne savais pas très bien où et comment me cramponner : passer les doigts dans la ceinture, enlacer légèrement la taille, pincer le blouson ou la veste ? Le vent sur mon visage, le tournoiement de la Suzuki dans les virages, le doux ronronnement du moteur et l'incroyable impression de liberté avaient eus raison de mon anxiété.

J'aimais rouler avec Kensei sans but précis, sans destination, simplement pour ressentir cette sensation grisante d'être au-dessus de tout : des gens et du temps. Tard dans la nuit, les rues des bas quartiers étaient désertes. Seules quelques âmes esseulées ou ivres vagabondaient. Le reflet sur eux des néons colorés achevait de peindre dans ce décor une atmosphère d'apocalypse.

A présent, lorsque Kensei arrivait devant ma résidence, je reconnaissais le bruit du claquement de la béquille sur le sol, du relevé de la visière de casque. Je me précipitais pour ne pas perdre une seconde du temps passé avec lui comme s'il m'était compté. J'empoignais à pleines mains le casque Special Guest qu'il me tendait, l'enfilais, enfourchais l'arrière de la Suzuki, posais mes pieds près des rangers de Kensei et m'amarrais à sa taille de tout mon amour et de toute mon excitation. La moto démarrait et je manquais de décoller de l'engin, l'esprit déjà parti ailleurs.

J'attendais avec impatience ce créneau d'abandon. Observer, divaguer, réfléchir, méditer, crier parce que Kensei roulait vite et ne pas se faire entendre car le moteur tournait trop fort. Le temps s'interrompait, nous nous trouvions à la frontière entre le présent et le futur. Un simple ralentissement redonnait sa saveur à la vitesse et aux pressions contre le blouson de Kensei. Pour rien au monde, j'aurais conduis sa moto – et il ne me l'aurait de toute façon pas permis mais jamais je n'aurais laissé ma place à l'arrière.

Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant