[Narration : Kensei]
La situation avait jeté un froid sur le toit. Les autres caïds me dévisageaient, les mains enfoncées dans les poches, semblant se demander pourquoi je ne m'étais pas encore rué sur lui pour reprendre mon portable.
En silence, Minoru tapota rapidement sur l'écran. Lucie, accrochée à son bras comme un koala à son eucalyptus, tentant vainement de récupérer mon bien. Elle finit par le lâcher et reculer. L'opossum avait dû terminer de faire défiler nos photos et s'était statufié.
Mon portable toujours à la main, la bouche de Minoru était grande ouverte, sans émettre de son. On aurait dit qu'il avait quelque chose de coincé dans la gorge mais il aurait tout aussi bien pu s'être pris une tuile sur la tête.
J'eus un rire incontrôlé. Je quittai la chaise chilienne, me redressai de toute ma taille et étendis le bras pour qu'il me redonne mon portable. Minoru tourna la tête dans ma direction et me considéra à la manière d'un zombie sous tranquillisants. Ses yeux ne brillaient plus. Il était en état de choc et paraissait à deux doigts de pleurer.
Lucie saisit mon portable et le balança dans le canapé en patchwork, comme si l'objet avait pu brûler la main de Minoru. Le temps se suspendit.
Cette scène-là, je l'attendais depuis un bail. C'était ma petite vengeance : les tentatives de Minoru pour attraper le regard de Lucie m'épuisaient et je ne supportais plus d'être le témoin de ses approches. Jour après jour, je me fadais la vision du long corps efflanqué de Minoru bondissant jusqu'à elle comme un kangourou. Il lui passait une main dans les cheveux pour la décoiffer et repartait aussi vite en lui donnant la réponse à la devinette qu'il avait posé la veille et qu'elle ne parvenait jamais à résoudre – personne d'ailleurs. Après ce manège, j'essayais de faire le vide dans ma tête. C'était impossible. Pour ne rien arranger, Minoru l'écoutait émerveillé et se rendait indispensable auprès d'elle. Il me soûlait.
Mais là, il venait de se tirer une balle dans le pied. Je soutins son regard noir et articulai : « Voilà ce qui aurait pu t'arriver si je n'avais pas été meilleur que toi ».
Le visage de Minoru s'agita de tics nerveux. Ses narines palpitèrent. Il se ressaisit et lança à toute volée une chaise sur moi en proférant une bordée d'injures.
Par réflexe, je tapai dans la chaise avec le pied avant qu'elle ne m'atteigne.
En deux bonds, nous nous retrouvâmes face à face. Nous nous affrontâmes, les yeux écarquillés.
Ma vue se troubla, je sentis le sang bouillir dans mes bras et mes poings. Un faisceau de phosphènes apparut dans mon champ de vision. Les points noirs dansèrent devant mes yeux en formant comme une cible sur le pif de Minoru.
Il y eut du brouhaha derrière la porte métallique, qui s'ouvrit sur Takeo. Derrière celui-ci, la tête de Shôji s'agita dans tous les sens. Aussitôt, Minoru dévia et fonça entre les arrivants pour dévaler les escaliers du toit.
J'interceptai la mine furibonde de Lucie. Des larmes étaient montées dans ses yeux. Leur éclat trahissait la déception. Je ne sus que faire de moi-même. Je crus bon de me justifier : « Il faut qu'il comprenne ».
Pour toute réponse, Lucie saisit le cendrier Kaki-pi et me le lança dessus. Surpris, je n'eus pas le temps de m'écarter. Le cendrier acheva sa course contre le grillage troué dans un bruit de ferraille. J'avisai mon futal couvert de cendres de clopes.
Lucie était hors d'elle. Rouge, elle fila en empruntant le chemin de Minoru. Takeo, encadré de Shôji et de Yuito, me regarda avec un mélange d'incompréhension et de désapprobation. J'y avais peut-être été un peu fort avec Minoru. Pour une seule après-midi, ça faisait quand même beaucoup d'objets à voler à travers le toit.
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Octopus - Tome 3 : La Pieuvre a le sang bleu
Aktuelle LiteraturLe filet autour du trafic de drogue à Nintaï se resserre. La tension monte et la loyauté entre les factions est mise à rude épreuve. Lucie se lance à corps perdu dans les abysses des relations torturées entre les étudiants et s'intéresse de près aux...