Syndrome de la page blanche.

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C'était un soir d'été, 45 degrés. Je marchais sur les bords du fleuve, entre les ruines, en éternelle recherche d'inspiration, écrivain ratée que j'étais. Que je suis. L'air était si lourd que j'en sentais le poids sur mes épaules. Comme chacun de ces soirs, j'avais fini par perdre mon esprit accoudée au bar, un shot de vodka pur entre les mains. Le temps et les verres défilant, un inconnu rencontré auparavant avait entrainé mon corps au taux indécent d'alcoolémie dans une danse. Un corps à corps sensuel, animal. Comme à chaque fois, j'avais eu cette envie dévorante. J'avais ressenti cette recherche inlassable de la jouissance à laquelle j'étais soumise. Entièrement.

Par habitude, et peut-être un reste lointain de conscience, ça avait été chez lui et non chez moi que l'ouragan de mon désir insatiable s'était déchainé. Et lorsque l'orgasme illusoire m'avait pris, j'avais enfin été satisfaite. Connerie. La satisfaction ne dure qu'un soir et lorsque l'alcool retombe, tous les démons accourent. Le lendemain, je m'étais levée avec le soleil et tout en fermant délicatement la porte, j'avais tenté de faire fuir les nuages qui enserraient mes tempes. La traversée de la ville qui s'éveillait avait été laborieuse, mes pensées cachées sous un carcan de brume. Gueule de bois. Je m'étais effondrée dans mon studio miteux, entièrement habillée. Tout plutôt que réfléchir, tout plutôt que comprendre. Comprendre qu'encore une fois, j'avais été dominée par mes pulsions, à l'image d'une lionne affamée. A mon réveil, j'avais été submergée de culpabilité, d'incompréhension et de déception. Comme tous les jours, j'avais pensé que ce défilé d'étranger devait cesser.

Mais comme prise dans une boucle qui jamais ne se rompt, j'étais retournée le soir-même sur les berges, mon carnet en main pour tenter à nouveau d'écrire quelques mots. Page blanche. Et reproduisant mon cycle infernal, je m'étais dirigée vers la seule aide que je pensais mériter. Mais étrangement, ce soir-là, mon chemin avait dévié. J'avais aperçu une silhouette qui m'était apparue familière. Et quand tu avais tourné la tête vers moi, j'avais eu l'impression de te connaître, comme les restes flous d'un songe. Perdant toute mon assurance de séductrice acharnée, je t'avais balbutié un bonsoir atrocement ridicule. Par chance, tu me l'avais rendu et sur un signe de ta main, je m'étais assise près de toi. L'interminable conversation que nous avons alors eue m'avait laissée fascinée par ton intelligence. Cette intelligence acérée qui immédiatement t'avait rendu désirable à mes yeux. J'avais eu envie de toi, tout entier. Et mon cœur fragile t'avait aimé avant que cinq minutes ne soient passées. Mais les mauvaises habitudes ont la vie dure et je n'avais pu attendre longtemps avant de te provoquer. De te manipuler en me rendant inaccessible jusqu'à ce que tu ne sois plus obsédé que par moi.

Tous les jours, tu me retrouvais sur le bord du fleuve et nous nous adressions à peine la parole. Tu avais compris mon jeu de jeune femme impertinente. Mais tu n'avais pas fui et je t'en avais aimé d'avantage. Et alors que ma raison me criait de t'échapper, mon corps te désirait plus que tout. Et tu sais qui a gagné ce combat perdu d'avance. Un soir, j'avais pris ta main pour te mener dans mon studio souillé par la succession d'inconnus. Tu avais à peine passé le seuil, que j'avais retiré ma culotte pour la jeter à tes pieds. Tu n'avais presque pas pris le temps de te débarrasser de tes vêtements avant d'entrer en moi en entier, me provoquant un soupir. Soupir d'avoir tant attendu avant de t'accueillir, soupir d'avoir tant voulu te fuir. Soupir transformé en gémissements. Puis en cris. Cette nuit-là, nous avions poussé au plus loin les limites des plaisirs que nous pouvions nous offrir. Et ton visage d'ange entre mes cuisses épanouies avait été la plus belle chose qu'il m'eut été donnée à voir. Le mot jouissance était écrit en majuscules sur tes mains, tes lèvres, ta langue adorées. Entre tes bras, j'avais connu l'orage et le séisme, les tremblements qui m'avaient saisis de toutes parts.

Chaque soir, tu reprenais ta place encore chaude de la veille dans mon lit. Chaque matin, tu contemplais mon corps frémissant en fumant près de la fenêtre, un sourire au coin des lèvres. Et dans le brouillard qui s'échappait de ta bouche tant aimée, je rêvais un futur brillant. Un futur à deux, un futur si beau que je n'en dormais plus. Mes rêves de toi dépassaient tout ce que mon imagination n'avait jamais pu produire. Je m'étais remise à écrire, compulsivement. Des pages entières d'écriture presque hiéroglyphique. Sur Nous. Et bientôt, tu avais pris toute la place dans ma vie. Plus rien ne comptait d'autre que toi. Toi, ta beauté, ton amour, ta tristesse, ton rire, ta tendresse. Tu étais plus qu'une drogue, bien plus. Je vivais en autarcie sur l'île de notre Amour, me nourrissant de ta voix parfaite et de ta respiration sur ma nuque. Tout le jour, je ne quittais jamais les draps plus de quelques minutes, de peur que ton odeur ne s'évapore de ma peau. Tous les soirs, j'attendais ton retour, le corps brulant et le souffle court. Ma vie ne m'appartenait plus, je ne vivais qu'à travers toi.

Puis un soir, tu n'es pas rentré. Je t'avais attendu toute la journée, impatiente de t'annoncer que j'avais posé le point final à mon manuscrit. Celui que j'écrivais chaque heure sans m'arrêter depuis notre rencontre. Mais tu n'as pas posé ta sacoche dans l'entrée, jeté tes clés sur la table. Tu n'as pas lancé ton « bonsoir » habituel, sensuel. Tu ne m'as pas fait l'amour. Tu ne m'as pas fixée en fumant ta clope près de la fenêtre. J'ai essayé de t'appeler, en vain. Ton numéro était inconnu. Et je t'ai cherché partout, toujours en vain. Je t'ai attendue immobile adossée à la porte pendant des heures, bien après que la dernière de mes larmes ait coulée sur mes joues. Mais tu n'es pas revenu. Des jours, des nuits ont passée. Et tu n'es pas revenu.

Un soir d'été, 45 degrés. Je marchais sur les bords du fleuve, détruite par ton absence. Je marchais sans but, errant, telle une enveloppe vide portée par le vent. Comme tous les soirs depuis ton départ, j'ai mon chemin habituel vers ma chaise haute de bar, vers ma drogue salvatrice. Et lorsque, au détour de la route, je t'ai croisé,  je suis restée le souffle coupé et les bras ballants. Tu ne m'as pas jeté un seul regard, comme si j'étais transparente, comme si tu ne me connaissais pas. Comme si j'avais complètement disparue. J'ai eu besoin de seulement quelques instants avant de remarquer la jolie rousse à ton bras. Et j'ai eu envie d'hurler, de demander pourquoi, de la faire disparaître, elle. Mais rien de tout ça. Je n'ai pas même crié ton nom, car au fond de moi j'avais déjà compris. J'avais déjà compris que jamais je ne m'avais invitée à m'asseoir près de toi, que jamais tu n'avais mis les pieds dans mon ridicule appartement, que jamais tu n'avais aimé avec passion et acharnement mon corps transpirant. J'avais compris que tu n'avais existé que dans les méandres de mon imagination tordue en manque d'inspiration. Pour écrire une histoire, j'avais dû me convaincre que je la  vivais. Tu n'avais été qu'un prétexte à la tornade qui s'était déchainée en moi. J'avais fait de toi l'image vivante de mon fantasme le plus intime.

Alors, comprenant tout ça, je t'ai regardé t'éloigner. Et un rideau de pluie opaque s'est mis à tomber, cachant vos deux silhouettes à ma vue. Jamais plus je n'ai reposé les yeux sur toi. Un jour peut-être, tu liras notre histoire imprimée dans un recueil relié, sans jamais savoir que ce que tu as manqué.

Syndrome de la page blanche.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant