Quelques couleurs parentales

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On l'appelait la Maison Bleue, bien qu'elle ne fût ni maison ni adossée à une colline. Quand je disais « j'habite à la Maison Bleue », les autres gamins captaient l'essentiel de l'information toponymique : je vivais dans l'immeuble au cœur de notre quartier. À force de passages sur le chemin de graviers jaunâtre qu'elle surplombe, à force de se dire niaisement que ses parois pastel se fondent dans le ciel, le qualificatif de cette couleur lui fut assigné par tout un chacun. L'usage de l'objet « maison » est quant à lui moins évident à saisir. L'édifice familial individuel n'existant pas dans ces quartiers-là, le mot « maison », pourtant commun, s'est vu attribuer un sens plus large : l'essentiel de la maison, c'est d'être le lieu où l'on vit. Un immeuble pouvait dès lors être une maison. Celui-ci était la mienne.

Bien qu'haute en couleur, la Maison Bleue ne s'élevait que de quatre étages. Ce n'était rien ou du moins pas grand-chose à l'ombre des fourmilières humaines qui l'entouraient. Ces habitations HLM avaient dû pousser en quelques années glorieuses, comme des cultures de champignons OGM destinés à finir en conserves.

Tout enfant a, dans son esprit inachevé, composé une cartographie inaboutie, parfois fantastique, des lieux où il a grandi. Ces données incertaines et immémoriales sont les prémisses de toutes les connaissances empiriques qu'il aura de l'univers, adulte. La Maison Bleueétait la croix pourpre au centre des cartes au trésor de mon enfance. Les limites du monde connu alors ne s'en dessinaient qu'à de chétives centaines de pas de curieux.

À l'ouest, s'élevaient les Tours et leurs antennes, deux fois douze étages grouillants de petites vies connues pour leur avarice au soir d'Halloween. En face, la muraille des Bossons se prolongeait vers le nord. Trentaine d'immeubles identiques soudés les uns aux autres, elle comptait trois barres brunes et blanches, dont les six étages étaient fleuris par des parasols colorés d'orange ou de jaune, rongés par la moisissure des pluies d'automne. Passé la muraille, on entrait à l'est dans les terrains de foot. Un peu à l'image d'une épave sur un océan séché, la rampes'y tenait avec une certaine audace. Véritable institution des sales gosses du quartier, j'en garde mes plus épiques souvenirs. Au sud enfin, derrière les Maisons Jaunes, il y avait le Pont-des-Sauges, alliance éternelle d'un Denner, d'un vieux coiffeur, d'une brasserie à mégères et de quelques autres commerces. Les portes automatiques du modeste complexe relâchaient un parfum de pain, subtile mercatique d'une boulangerie pourtant discrète à son entrée.

Si l'on se tenait sur mon balcon, bordé de barrières métalliques badigeonnées de bleu, on voyait le terrain vague qui séparait les trois barres des deux tours. De là, on pouvait imaginer qu'un combat primordial avait fini par pétrifier deux clans rivaux de titans en béton : les Verticalités de deux tours contre les Horizontalités de trois barres. Personne ne fut vaincu, le monde ne fut pas tranché et les hommes vécurent dans cet entre-deux.

LaMaison Bleue, elle, était comme je l'ai dit modeste et moderne à côté de ces mastodontes originels. Dans ce petit monde où le nombre d'étages marque l'échec social de l'habitant, j'étais certain que ma mère avait réussi. Maison dans la maison, son appartement était garni de mobilier en bois clair. Ici, pas de poussière qui flotte dans l'air, pas d'excentricités. Au mieux, une odeur de produit nettoyant qui se déplace dans l'espace aéré. Une plante brillante dans un pot terne profite de la luminosité du salon pour élever sa fleur blanche, alors que dans la chambre des enfants, une aiguille tourne et tourne dans un cercle noir.

Dans la salle de bains carrelée de bleu, j'aimais plonger ma tête sous la surface mousseuse de la baignoire. D'ici, sans ondes produites par mon corps d'enfant immobile, la Maison Bleue s'offrait à moi. L'eau transmettait les sons qui fuitaient par les canalisations, les cuisines, aérations et latrines. J'entendais les conversations de mes voisins, les disputes des familles italiennes ou de couples précaires, quelques éclats de rire, quelques authenticités humaines.

Au pied de l'immeuble, une rampe menait les voitures à une porte coulissante d'un blanc passé. Après chaque passage, nous attentions mon frère et moi que l'ouverture soit sur le point de se fermer pour nous élancer du haut de la rampe. Rentrer in extremis, c'était comme être à bord de son Faucon Millenium en legos. Secrètement, chacun jubilait à l'idée de passer tout en piégeant l'autre dehors. Ce jeu puéril présageait peut-être notre perte de vue.

Cinq cents mètres de divorce séparaient la famille et nous menaient, un week-end sur deux, longeant les barres, chez mon père. Ce chemin pavé était bordé de nombreux personnages singuliers. Il y avait par exemple Maria, et les autres comme elle. Mère bulgare d'un ami grassouillet de mon frère, promotrice Nivea dans une grande surface, elle scrutait en intégral Adidas les allées et venues depuis son balcon, au 1er étage d'une des barres. Ces moments de relâche de ces mères d'ailleurs duraient généralement une ou deux cigarettes. Les points rouges ardents dans la nuit noire avaient quelque chose de sécurisant pour les enfants qui connaissaient la bienveillance de ces femmes.

On citera aussi Madame Zorro, qui vivait dans une des deux tours. Madame Zorro était une vieille femme dont la biographie aurait pu surprendre, ou du moins dérouter, si l'on avait pris la peine de la conserver. En réalité, on ne connaît pas même son vrai nom. On la croisait à la caisse du Denner, ses bières roulaient sur le tapis roulant et s'entrechoquaient contre les boîtes de conserves de pâté pour chien. Son chien, c'est précisément Zorro. « Zorro, Zorro, Zorro... ». Je ne me rappelle plus du chien, je me rappelle de la peur. Ce devait être un grand chien, en toute logique un chien noir. Il l'accompagnait sur l'allée jaunâtre. Sous le bleu balcon de ma mère, la vieille beuglait le nom de la bête pour qu'elle l'attende, pour qu'elle la suive ou pour qu'on sache qu'elle est là. Je ne me rappelle plus la voix, mais de l'intonation. Elle articulait gutturalement, un liquide et grave « Zorro ». Madame Zorro était seule et alcoolique, puis elle est morte. Ma mère m'a dit avec satisfaction « Madame Zorro a cassé sa pipe ». Je ne connaissais ni l'expression ni le concept, mais je n'ai plus craint le chien.

Mon père habitait au cinquième étage de la troisième barre. On appuyait sur le bouton correspondant, petit cube de plastique lumineux, puis les mécanismes capricieux du vieil ascenseur s'activaient bruyamment.

Dans l'appartement, la poussière s'incorporait à la moquette grise et aux différents objets qui y erraient : chaussures, vêtements, jouets. La cuisine, la salle à manger et le salon s'optimisaient en une seule pièce commune. Nous avions un lit suspendu. Mon frère dormait en haut, privilège de l'aîné, moi en bas. À l'instar des parasols de l'immeuble, la draperie était jaune. La cuisine y était basique et ne connaissait qu'une sélection restreinte de repas. On évitait les gousses dans les Pâtes à l'ail, on se brûlait la langue avec le jus d'ananas desToasts Hawaï. Mon père nous faisait du Riz des Sauvages ou décongelait des Yeux de Dinosaure. Il était gentil et essayait toujours de nous faire rire, du moins sourire. Quand j'étais seul, j'aimais prendre un de ses paquets de Marlboro Rouge, l'ouvrir avec la délicatesse maladroite d'un enfant engourdi et humer l'odeur du tabac froid.

Du salon, je retiens deux objets : tout d'abord un Chesterfield vert à deux places. Ce canapé en fin de vie était en symbiose avec une télévision cathodique comme on n'en fait plus. J'aimais écouter l'ultrason de ce cube quand on l'allumait. Je n'entendrais plus jamais cette fréquence par la suite. J'ai le souvenir romancé d'une nuit blanche à regarder la Panthère Rose sur cet écran convexe. Posés sur l'épaisse rambarde couleur rouille du balcon, une série d'objets me fascinaient : entre des cendriers, six ou sept pierres volcaniques espacées formaient une ligne d'exotisme. Dans les barres, cinq cents familles avaient le même balcon, toute divergence aussi minime soit-elle nous caractérisait. Ce balcon-là portait les pierres de mon père.

Les week-ends passaient, trépassaient, nous ramenaient au chemin de pavés. Mon père disparaissait pour deux semaines, ou pour toujours. Je suivais mon frère, en serrant avec peine dans mes bras une masse composite d'affaires, bric-à-brac enfantin. Nous longions les barres en sens inverse de notre venue. Parfois une surcharge m'échappait, mais je faisais de mon mieux pour conserver mes trésors, comme un jeune homme s'accroche à ses souvenirs d'enfance. 

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⏰ Dernière mise à jour : Nov 30, 2020 ⏰

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