Ah ! quelle liberté de mœurs et de style on rencontre chez Colette ! Cette Claudine, que j'ai supposée son alter ego et dont j'avais lu la scolarité il y a plusieurs ans, est une personnalité insolite : ironique, sentimentale, sauvage et déréglée, elle batifole canaille entre ses passions, la nature, l'enfance et les amours, hommes et femmes. Dans ce volume, la voilà mariée à Renaud, une sorte de dandy en âge d'être son père, taquin, leste, plaisant, coquet, qui lui permet tout ce que Paris lui réserve ; elle, dans ce décor mondain quoique un peu urbain pour son tempérament contemplatif, baise, vague, préciorise et midine : jamais on n'a vu fille si effrontée, si immorale, avec autant de sensibilité gamine et tendre, ce qui fait une somme assez inouïe au sein d'un monde aristocratique qui flotte hors de tout besoin, attentif aux parures et aux affectations de toutes sortes.
Claudine, après quelques retours aux sources, découvre à la capitale Rézi, une séductrice blasée de son train de vie de galante et des éternelles visites qu'on lui fait. Les deux femmes s'entichent, et les voilà parties dans une relation envoûtante, pleine de sensualités et de péchés licites – car Renaud voit d'un très bon œil que sa femme s'acoquine avec une beauté –, qui nous conduit à la lisière de ce que, voyeurs, on désirerait regarder et qu'on n'atteint, malheureux, que par évocations brèves. C'est le vertige, principalement, que Willy et Colette racontent, les tumultueux battements de cœur et de narines au seuil de la nudité et des voracités lubriques, mais sans beaucoup d'autre danger qu'un vague risque de pacotille, théorique et lointain, puisque les opposants possibles se moquent bien de l'accouplement de deux femmes enivrées qu'ils favoriseraient même plutôt : c'est, paraît-il, quelque tableau charmant que deux précieuses qui se pelotent !
On assiste, pour tout péril, à la dévoration des envies inassouvies – ce qui, chez une libertaire comme Claudine, n'est pas une maigre frustration !
L'intrigue en soi ne satisfera pas les amateurs d'érotisme chargé, mais une littérature piquante et paradoxale, mêlant naïvetés et perversions, trouve ici quelque apogée, dans un texte qui relève du XVIIIème siècle pour ses plaisanteries fines, du XIXème pour ses exaltations sur la nature, et du XXème siècle pour ses audaces sensuelles – ceci dit pour simplifier, bien entendu. Reste que ce baroque est étonnant : un récit mêlant description de parures sophistiquées, de paysages simples et enveloppants, de souvenirs enfantins et de décadences diverses – gorges, cambrures, parfums, chevelures, tentations. Cette liberté de ton, où s'inventent des mots drôles et se dandinent des expressions rurales, fait penser à du Jules Renard (le peu que j'en ai lu) ou à du Alphonse Daudet (je pense au Petit chose) : cette verve un peu gouailleuse, le plaisir des tournures originales et authentiques, ce jeu incessant avec le langage semé d'éclats de sensibilité pathétique, ce pari de la truculence en somme ; c'est tout ce qui rend à la littérature sa couleur et son art, sa nécessité aussi ; tout ce qui fait d'un texte sa capacité à donner naissance à des réalités. La composition stylistique devient alors la faculté à élaborer des motifs inédits, subtils ou monstrueux, et le timbre, le ton, la tournure, constituent la mesure d'une personnalité.
Et Colette, sans nul doute, est justement un fieffé caractère, quand même sa Claudine ne serait pas son exact reflet, mais ce tempérament présente aussi tous les aspects irritants d'une identité contradictoire et irréfléchie : gamine gâtée, choyée, élevée sans contrainte dans un giron de confort financier et de douceur et liberté paternelles, son assurance – son arrogance – est plutôt le fruit d'une facilité que d'une extraction intellectuelle, que d'un effort d'opposition ; c'est une jeune femme qui ne risque rien, qui se figure de grands spectres effrayants par goût des frayeurs bon marché, et dont la mentalité, pourtant récalcitrante aux dogmes, demeure imprégnée de préjugés comme ce romantisme enfantin, cette nostalgie béate, cette appétence de classe – quoi qu'elle prétende – pour les mondanités qui la valorisent, avec tous les caprices – fatigues, maux de tête, lubies fulgurantes – que cet état d'esprit implique et qu'elle fait subir sans vergogne à son entourage. Son homosexualité même ne paraît pas tant une transgression que l'abus d'une permission tacite, à mesurer combien son mariage le lui permet et l'y incite, et le lecteur comme moi se trouve fort agacé quand Claudine, après avoir maintes et maintes fois assouvi ses fantasmes avec Rézi sous l'égide de son époux compréhensif qui va jusqu'à leur prêter un appartement pour se « livrer », les surprend tous les deux, l'amante et l'époux, en situation post-coïtale : la voilà alors qui pousse les grands cris comme dans les livres qu'elle a lues (elle s'efforce même, nous dit-elle, de faire mieux que dans les romans), preuve que la vie de Claudine se situe largement dans la reprise et l'imitation braves, du moins dans la référence littéraire, plutôt que dans l'innovation et la sincérité pures, puis, chamboulée parce qu'elle appelle, elle, une trahison, elle se réfugie chez son père à la campagne, fuyant photogénique le lieu du souvenir, va pour contempler les jolis arbres et sa chambre mignarde de petite fille, et elle minaude encore longtemps par courrier, se tirant des larmes à peu près comme on trait une mamelle sans vraiment réfléchir aux causes réelles ou imaginaires de son malheur, seulement elle trouve là une circonstance de livre qu'il lui faut exploiter à fond et selon les modalités les plus en vigueur, les plus caractérisées, les plus clichés.
Mais tout cette critique est une question d'affinité certainement, et un autre lecteur que moi, qui ne s'intéresse pas autant à l'adhésion qu'un personnage ou des réflexions suscitent dans un livre, n'y verra qu'un tempérament contrasté, tantôt à fleur de peau et tantôt solide comme un vaillant jeune homme, dont il congratulera, puisqu'il est original ainsi marbré de paradoxes, l'intégrité. Mais moi, je n'aime guère Claudine, voilà, et je ne puis m'empêcher de la juger à la fois superficielle et maniérée... et c'est ce qui la rend probablement attirante sexuellement, comme de ces choses qu'un être viril veut posséder pour les soumettre et leur apprendre leur rectitude. Il y aurait là un discours à réaliser sur la façon dont l'insolence produit, souvent même à défaut d'agrément, de l'attrait, du désir, de la férocité, où se construit une joute par laquelle l'homme veut prouver avec éclat sa domination et provoquer l'abandon valorisant des forces étrangères et la servitude volontaire de l'impudence – truc de « mâle » peut-être, un peu hors d'usage, qui sait ? en quoi un homme aspire aussi à mesurer ce que vaut une telle créature au lit et si elle est à la hauteur de ses prétentions à l'audace et à la liberté.
Bien des observations hardies et sagaces, introduites ici et là sans tapage, prouvent une introspection mature et détachée des convenances, généralisable à l'espèce humaine sans doute, et touchant à la féminité notamment, explicitant par exemple le jeu des désirs et soumissions auquel se livre même une femme émancipée avec l'homme.
Mais Claudine semble avoir reçu à plein l'effet de sa hardiesse : quoi qu'on dît d'elle publiquement, elle fut toujours courtisée en particulier, et sa franchise ne lui causa que peu de torts. Ultime paradoxe féminin, dont toutes les ligues de défense pourront bien se saisir pour m'opposer : quelquefois, spécialement quand on ne la prend pas au sérieux, une créature qui se révolte provoque l'indulgence et l'affection de son entourage. Son insignifiance ne mettant rien en péril, comme ces enfants qui disent souvent des gros mots sans conséquence, on sourit à son agitation inutile et désespérée plutôt qu'on ne la blâme, et on pardonne aux indocilités bénignes auxquelles on prête même alors un certain « charme français ». Et voici la leçon qu'il faut en tirer : c'est que si votre ennemi vous passe vos révoltes et vos attaques comme des enfantillages, c'est que déjà, en son estime, vous n'avez aucune importance et vous situez loin au-dessous de lui. D'où cet étroit corollaire, que je crois pouvoir établir là sans contradiction, selon lequel l'agacement est la mesure d'une adversité.
À suivre : Seuls sont les indomptés, Abbey.
***
« J'ai esquivé cette certitude aussi longtemps que je l'ai pu. J'ai souhaité ardemment que la volonté de Renaud courbât la mienne, que sa ténacité vînt assouplir mes sursauts indociles, qu'il eût, enfin, l'âme de ses regards, accoutumés à ordonner et séduire. La volonté, la ténacité de Renaud !... Il est plus souple qu'une flamme, brûlant et léger comme elle, et m'enveloppe sans me dominer. Hélas ! Claudine, dois-tu toujours rester maîtresse de toi-même ?
Il a su pourtant asservir mon corps mince et doré, cette peau qui colle à mes muscles et désobéit à la pression des mains, cette tête de petite fille coiffée en petit garçon... Pourquoi faut-il qu'ils mentent, ses yeux dominateurs et son nez têtu, son joli menton qu'il rase et montre, coquet comme une femme ?
Je suis douce avec lui, et je me fais petite ; je courbe sous ses lèvres une nuque docile, je ne demande rien et je fuis la discussion, dans la crainte sage de me voir céder tout de suite, et qu'il tende vers moi sa bouche douce en un oui trop facile... Hélas ! il n'a d'autorité que dans ses caresses.
(Je reconnais que c'est déjà quelque chose.) » (page18)
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
NonfiksiDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.