Tout m'était difficile et je ne pouvais expliquer le besoin que j'ai tant essayé de taire. Il me pesait. Et mon corps, peu à peu, s'alourdissait. Mon esprit ne supportait plus les images qui lui venaient en flash, et qu'il rebutait à cause des enseignements religieux assortis de convictions qu'il avait précieusement conservés. Produit d'une famille d'obédience catholique, il m'était impossible d'en parler, de peur d'être envoyé chez un prêtre pour une pratique d'exorcisme dans le but ultime de me délivrer, après quoi les regards inquisiteurs et les mots qui les accompagnent auraient eu raison de moi et de ma famille, comme cela a toujours été le cas dans le quartier.
Ces images reflétaient manifestement le diable et il fallait que je m'en débarrasse le plus rapidement possible. De quelle manière ? Ce malaise m'entrainait dans un inconnu qui me diminuait et me rendait impuissant. Au fil du temps, multiples questions ont commencé à germer en moi et bousculer mes convictions. Il m'était donc difficile de ne pas être étonné et effrayé à la suite d'une question me poussant à revenir sur de solides principes religieux. Je passais alors de longues minutes à me demander ce qui m'arrivait. Cette situation pouvait échapper à mon père mais pas aux yeux attentionnés de ma mère. Dès lors, elle devint une autre source de craintes. Elle ne devait absolument rien découvrir et suspecter.
Alors, je commençai à l'éviter le plus possible, car tout ce qui lui semblait bizarre ou suspect arrivait inévitablement aux oreilles de mon père la nuit. Et le matin venu, il questionnait, puis obligeait le ou la concerné(e) à cracher la vérité. Il était difficile de garder un air zen en présence de ma mère, encore moins de s'en éloigner malgré la volonté qui m'animait. J'étais le premier né et le seul en âge d'effectuer la majeure partie des tâches de la maison en l'absence de mon père. Il me fallait dissiper ces images, mais elles résistaient et prenaient un peu plus de place dans ma tête que le danger qu'était devenue ma mère.
Elle était croyante et ne devait surtout pas découvrir ce qui m'arrivait. Dieu était au centre de sa vie et elle veillait à ce qu'il en soit ainsi dans sa famille. La prière était notre quotidien, un rituel qui se déroulait matin et soir, avant le repas. Personne n'avait le droit, encore moins une raison de manquer ou d'être en retard à une séance de prière.
À la fin de chaque séance, maman nous demandait, mes cadettes et moi, de confesser nos mauvaises pensées, paroles et gestes. Elle voulait tout savoir de nous et personne ne devait rester silencieux car, disait-elle : "Les hommes pêchent beaucoup plus en pensées qu'en paroles et en actes." Mes petites soeurs, Marie et Elisabeth, se jetaient immédiatement à l'eau de peur d'être médusées par le regard de papa, de subir ses brimades ou ses coups de fouet, manifestations de la colère divine qu'il incarnait.Quand arrivait mon tour, mes battements de coeur s'accéléraient et mes paroles s'inondaient d'hésitation et s'entrecoupaient. Je me demandais ce qu'il fallait dire et comment le dire, et si cela valait la peine. Mais aucune vérité ne se manifestait et n'osait sortir de mon ventre. Et quand je parvenais à m'exprimer, les mots ouvraient la porte au mensonge qui devint ma lumière. Maman ne pouvait lire dans mes pensées, mais elle était attentive à mes faits et gestes. J'étais gêné de raconter des histoires à mes parents, mais je n'avais pas le choix.
Mon esprit était partagé entre deux voix ; l'une me disait de dire la vérité afin de me libérer, et l'autre soutenait le secret de peur de représailles. La seconde voix était en accord avec l'angoisse et la peur qui me rongeaient. Il lui arrivait même de me féliciter et de m'encourager sur ce chemin. Cela me rassurait d'avoir un aussi bon conseiller. Il m'arrivait d'être mal à l'aise lorsque ma mère s'étirait sur le mensonge et les châtiments qui allaient frapper les menteurs pendant et après leur vie. Mais après, cette voix me redonnait la force et la volonté de tenir. Elle m'invitait même à explorer les images qui me troublaient.