Cathy? Cathy !

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- MAIS POURQUOI M'AS-TU ENVOYÉ CETTE LETTRE, BON DIEU, POURQUOI?

Il s'est brusquement arrêté et me secoue comme un prunier. (C'est la troisième fois depuis que nous sommes sortis du métro.)

- Tu étais malade...

- Je n'étais pas malade, bordel, j'étais heureux! Heureux, tu sais ce que ça veut dire, heureux? Heureux, pour la première fois depuis la mort de mon père !

- Mais quelqu'un se foutait de toi, kamo !

- Rien du tout! Quelqu'un me faisait rêver. Un rêve extraordinaire. Même la nuit ne peut pas en inventer de plus beaux !

- mon oeil! Tu croyais tu devenait dingue !

- Non! Je savais que c'était un rêve.

- Peut-être, mais tu ne savais plus ce qu'était la réalité.

- La réalité...

Il me lâche soudain, comme si tous ses nerfs se détendaient d'un coup. Puis, ses deux mains sur mes épaules :

- J'espère pour toi qu'elle est a la hauteur de mon rêve ta réalité, sinon...

  Un murmure féroce, qui découvre ses dents. Et je repense à mon apparition de la poste, la responsable de L'agence  Babel, la Cathy de kamo. Sueur brûlante et sueur glacée. Cathy! Il me tuera quand il saura. Il me tuera. Pire, peut-être...
Marche après marche. Une véritable montée au supplice.

- Alors ?

- C'est ici.

Il m'écarte et frappe à la porte. Rien. Malheureusement, la clefs est accroché dans la colonne à gaz. Et c'est la bonne clef. Et elle ouvre la porte. Et je ne pénètre avec kamo dans la pièce. Lumière. Comme la dernière fois : silence, pagaille et tabac froid. Kamo a un long regard circulaire, puis, sans mot, il se penche, ramasse une feuille qu'il defroisse. On peut y lire une dizaine de fois la même phrase raturée et, en bas de la page, la version définitive :

«Proprio con te, voglio andare a cercare il paese dove non si muore mai.»

- Bon sang...

Kamo repose la feuille par terre, tout doucement, avec une sorte de respect.

- Tous ces brouillons, tu te rends compte... Quel travail !

Je me rends Compte de rien du tout. Je suis tous oreilles. C'est qu'on monte dans l'escalier. On monte en toussant. Une toux caverneuse de fumeur. Cathy. La Cathy de kamo. Et je n'ai pas eu le courage de lui décrire.

- Kamo...

Sa main s'abat sur mon bras. Il me fait un signe de le taire. Les pas s'immobilisent sur le palier.

  J'entendis grincer le portillon en contrepartie de la cachette.
Évidemment, la clef n'y est plus. Je sens une hésitation de l'autre coté de la porte. Je ne vois plus que la poignée. Et, bien sûr, comme au cinéma, la poignée finit par tourner sur elle-même. Et la porte par s'ouvrir. Et ce que nous voyons, Kamo et moi, debout dans l'encadrement, nous laisse muets de stupeur. Ce n'est pas mon apparition de la poste. C'est quelqu'un d'autre. C'est la mère de kamo. Elle reste là, un sourire amusé aux lèvres. Elle tient à la main une tasse de café fumant et serrer sous son bras une cartouche de cigarette blondes. Silence. Puis elle dit :

- Le café a débordé, il y en a plein la soucoupe.

Instinctivement, Kamo lui prend la tasse des mains et va la déposer sur la table, a coté de la pile des tasses vides. Elle ferme la porte et demande :

- Tu sais quel jour nous sommes ?

Son sourire, mi-affectueux, mi-ironique, flotte toujours sur ses lèvres.

- Le quatorze? Le quinze ?

- Le quinze, mon chéri. Il y a trois mois aujourd'hui que tu t'es mis a l'anglais, jour pour jour.

Ils sont debout l'un en face de l'autre. Il ne se touchent pas. Mais ils se regardent comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis des années. Finalement, Kamo murmure

- Alors, c'est ça, ton fameux boulot ?

Oui de la tête. Et un petit rire :

- Ici, au moins, je ne m'engueule avec personnes, je travaille seule; l'agence Babel : c'est moi.

D'un geste las, elle jette les cigarettes sur la table. Puis elle se l'aise tomber sur sa chaise.

- Tu fumes trop.

- Je fume trop, je bois trop de café, je travaille trop, et je parle trop de la gué étrangères.

  Il n'y a plus d'ironie dans son regard, rien que le sourire. L'air de quelqu'un qui est heureux de prendre un moment de récréation, ni plus ni moin.
Quant à Kamo, je ne m'explique pas son calme. On dirait que, venant de sa mère, rien ne peut l'étonner. Il y a pourtant de l'administration dans sa voix, quand il finit par demander, en anglais :

- So, you are my Cathy ?

- Ah! Non, Cathy, ce n'est pas moi.

Pendant une seconde, elle jouit de notre silence éberlué. Puis :

- Ce n'est pas moi, mais je vais te la présenter.

Elle se lève avec effort, traverse la pièce en soulevant des vagues papier froissé et prend un livre dans la bibliothèque.

- La voilà, ta Cathy.

  Kamo et moi avons le même mouvement vers le livre tendu. C'est un vieux bouquin aux feuilles jaunies par le temps, relié de cuir bleu, et qui porte son titre en lettre d'or : WUTHERING HEIGHTS, et le nom de l'auteur en anglais délicate : Emily Brontë. Édition originale : 1847.

- Les hauts de Hurlevent...

- Oui, je n'ai rien inventé, Cathy est l'héroïne de ce roman, lis-le, il est à toi. Et si tu peux en faire un e bonne traduction...

  Mais Kamo est déjà plonge dans le livre. Moi, je parcours la bibliothèque des yeux. Apparemment, il y a là tous les plus beaux romans du monde. J'en saisis un au hasard, italien : Il visconte dimezzato, le Vicomte pourfendu, et j'y trouve le nom du vicomte Médard de Terrabla, celui qui s'est fait couper en deux par un boulet turc. Le vicomte de Terrabla... «un digne dans le genre féroce»... Je revoir aussitôt le visage passionné de Raynal me racontant l'histoire de ce type qui coupait tout en deux parce qu'il n'était plus que la moitié de lui-même. Il faut croire que la même question nous vient à l'esprit en même temps, puisque au moment où je vais la poser Kamo demande :

- Mais les autre correspondants?...

- Ils ne sont pas plus bêtes que toi, mon chéri : ils finissent tous par faire le guet à la poste, il suivent mon amie Simone, la concierge (qui m'apporte mon courrier, me fait du café et m'appelle sa «pauvre petite âme»), il découvrent la cachette de la clef, bref, ils débarquent ici quand ils sont parfaitement bilingues et que leurs correspondants les appellent au secours ; comme toi.

Maintenant, les question se bousculent sur nos lèvres. Mais elle nous pousse doucement vers la porte.

- Plus tard, messieurs, plus tard; pour l'instant, j'ai du travail par-dessus la tête.

Et, comme nous sommes sur le palier :

- Kamo! Si tu nous faisais tout de même un petit gratin dauphinois, ce soir? Je rentrai dans une heure ou deux.

Kamo l'agence Babel (1992)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant