L'odeur du café chaud se mêlait à celle du papier jauni. La tasse fumante était posée sur la table, au milieu des feuilles et des livres ouverts. C'était une table rectangulaire, très longue, en bois couleur miel, qui avait l'habitude de crouler sous les papiers. Assis devant, Ryan Amarro fixait le désordre sans le voir. Son canapé était couvert de vêtements froissés et roulés en boule et la vaisselle s'entassait dans l'évier. Il s'était habitué à ce mode de vie. L'idée de voir ses affaires triées et rangées soigneusement dans des cases l'angoissait.
Ryan prit son temps pour boire son café. Il était réveillé depuis 4 h. Toujours le même cauchemar. La nuit. L'eau. L'arbre. Il frémit en y repensant. Les images le hantaient. Il secoua la tête, contempla son reflet pour revenir à la réalité. La vitre de la fenêtre lui renvoyait l'image d'un homme fatigué. Ses cheveux noirs étaient emmêlés, son visage était pâle, ses yeux bleus étaient cerclés de cernes. Le résultat de nombreuses nuits d'insomnie...
Il termina son café, posa sa tasse dans l'évier, par-dessus le reste de la vaisselle et enfila le long manteau noir qu'il mettait toujours pour sortir. Il vérifia son courrier avant de quitter son immeuble et partit pour la faculté de lettres où il enseignait le français. L'odeur de poussière, mêlée à celles de la sueur et de l'essence, l'écœuraient. Arrivé place Darcy, près de l'arche qui la caractérisait, il laissa passer un tramway rempli d'étudiants, puis un deuxième, avant de pouvoir entrer tant bien que mal dans le troisième. Les gens se poussaient, s'écrasaient, s'affalaient les uns contre les autres dès que le tramway tournait ou freinait. Ryan détestait les transports en commun. On est serrés les uns contre les autres sans pouvoir respirer ni bouger un seul orteil sous peine de heurter celui du voisin. Il régnait dans le wagon des relents de transpiration qui, mêlés aux odeurs de parfum et de déodorant, lui donnaient la nausée. A chaque arrêt, les gens – principalement des étudiants – montaient de plus en plus malgré le manque de place. Un acte que Ryan n'avait jamais compris. Lui avait tendance à attendre le suivant dès qu'il le pouvait. Pressé contre la paroi, écrasé par la foule, il attendait à présent son arrêt avec impatience. Lorsque les portes s'ouvrirent enfin à l'arrêt Erasme, une masse d'étudiants sortit du tramway, comme une vague libérée par un barrage. Ryan sortit en même temps et inspira une profonde bouffée d'air frais. La sortie du tramway lui fit du bien. Il resta un instant immobile devant l'arrêt, à contempler le bâtiment qui se trouvait face à lui. Sous les rayons du soleil, la blancheur de l'Université de Bourgogne l'éblouissait. A gauche, l'aile des lettres et de la philosophie ; à droite, celle du droit et de l'économie. La faculté de Dijon brillait au milieu des arbres et des pelouses qui ornaient le campus. Il régnait sur ce dernier un brouhaha de conversations étudiantes auquel Ryan n'avait pas réussi à s'habituer.
Il se rendit au deuxième étage, à la salle des professeurs, où il salua ses collègues. Ceux-ci avaient rapidement compris qu'il ne fallait pas lui parler le matin et continuaient leurs conversations comme s'il n'était pas là. Ryan se servit un deuxième café pour être sûr de tenir la journée. Puis, à 7 h 50, il se dirigea vers la salle où avait lieu son cours.
Ryan était un professeur passionné, mais exigeant. Il aimait ce qu'il enseignait, mais il attendait en retour beaucoup de travail de la part des élèves, pour les amener à produire les œuvres les meilleures possibles. Il prônait pour cela les suites de textes et les écrits d'invention plutôt que les commentaires et les dissertations, dans le but de développer la créativité de ses étudiants. Face à une classe, il n'hésitait pas à faire preuve d'autorité.
Le soir, un ami d'enfance, Tom Lisley, lui proposa d'aller boire un verre avec des amis. Ils ont choisi le bar L'Annexe, en souvenir de leurs jeunes années. Ryan déglutit à l'idée d'y retourner, mais accepta tout de même l'offre. Lorsqu'il entra, l'odeur de la bière lui fit froncer le nez. Rien n'avait changé, hormis le patron et les serveurs, qui étaient tous bien plus jeunes que les précédents. Les tableaux représentant des verres à bière ornaient toujours les mêmes murs jaune citron et les tables avaient gardé leur place d'origine. Ryan repéra ses amis, assis à leur table habituelle, et les rejoignit. Non, rien n'avait changé, et pourtant, tout était différent. Cela faisait vingt ans que Ryan n'avait pas mis les pieds à L'Annexe. Y revenir maintenant le perturbait plus qu'il ne voulait l'admettre. Il frissonna.
La discussion commença de manière relativement innocente, avec de simples échanges de nouvelles. Mais bientôt, l'alcool aidant, elle dérapa vers un terrain plus glissant et chacun se mit à évoquer le passé. Tom parla de l'accident qui avait eu lieu vingt ans auparavant, alors qu'ils avaient vingt ans, et les autres suivirent. Seul Ryan se raidit à ces mots. Voyant que ses amis continuaient sur ce sujet, il s'enferma dans le silence, espérant les faire réagir. En vain. Alors, il se rembrunit et finit par dire qu'il ne voulait pas parler de ça. Ses amis se mirent à rire, avant de poursuivre leur conversation.
-J'ai dit que je ne voulais pas en parler !
Il se leva brusquement, jeta un billet sur la table et partir à grandes enjambées. Ses amis le rappelèrent, lui dirent de revenir ; il ne les écouta pas et continua de marcher. Ses mains tremblaient, il les enfouit dans ses poches. Il avait besoin de marcher. Besoin d'oublier. Le vent lui giflait le visage, mais la fraîcheur lui faisait du bien. Il s'éloigna de la place Darcy, avec son arche toujours illuminée et ses bancs occupés par les nombreux Dijonnais venus s'y reposer, et remonta la rue de la République, jusqu'à l'arrêt de tramway du même nom. A son grand soulagement, les jets d'eau étaient encore activés. Des enfants en culotte couraient au milieu de l'eau en criant et riant, sous l'œil attentif de leurs parents. Des couples de vieillards étaient assis sur des bancs et les contemplaient d'un regard attendri. Ryan secoua la tête. Lui n'avait jamais voulu d'enfants et ne comprenait pas cette adoration des parents pour leur progéniture. Du bruit et une occupation à temps plein, voilà ce que représentaient pour lui les enfants. Ce n'était pas ce qu'il souhaitait comme vie.
Il poursuivit sa route jusqu'à la rue Arthur Rimbaud. C'était là, au numéro 44, que se trouvait son immeuble. Un vieil immeuble en pierre, dont l'intérieur était très sombre. Ryan gravit les hautes marches sans prendre la rampe en fer noir qui les longeait, jusqu'au palier du deuxième étage. Une fois dans son appartement, il claqua la porte derrière lui et s'appuya contre le mur en tremblant. Haletant, il ferma les yeux et serra les poings. Il devait oublier. Ils devaient tous oublier.
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Le secret des Dumont [La Grande Dictée 2e jet]
AdventureRyan tente vainement d'oublier un événement traumatique qu'il a vécu dans son passé. Mais lorsqu'il doit préparer le jeune Tristan Dumont à la Grande Dictée, les fantômes reviennent le hanter...