Chapitre 19

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Ryan prit soin de se munir d'un mouchoir avant de ramasser le couteau et de le glisser dans la poche de son manteau. Personne ne le retrouverait, personne n'irait accuser Tristan. Il ne le permettrait pas.

-Personne ne m'a jamais dit pourquoi les cendres d'Alexis étaient au jardin du souvenir. Ni pourquoi je ne supportais pas d'être attaché quand j'étais petit. A présent, je comprends mieux...

Ryan se figea à ces mots. Il se tourna lentement vers le jeune homme.

-Désires-tu le voir ?

Il vit Tristan relever les yeux vers lui, visiblement surpris.

-Tu accepterais de venir avec moi ?demanda-t-il lentement.

Ryan hocha la tête et lui tendit la main. Tristan la prit sans hésiter. Sa peau était douce et chaude. Ryan frissonna, mais la serra dans la sienne, avant de conduire l'adolescent à l'endroit demandé. Le jardin du souvenir. Un simple espace circulaire couvert de galets. Pas de tombe. Pas même de plaque ni de nom. Seules les gerbes de fleurs indiquaient que des gens reposaient en ce lieu. Les cendres d'Alexis avaient été répandues ici, dans cet endroit anonyme. Ryan sentit Tristan lui lâcher la main ; il se tourna vers lui, surpris : le jeune homme s'était raidi. Il toisait le lieu, les poings serrés, la mâchoire crispée.

-Ils l'ont incinéré dans un lieu anonyme pour mieux l'oublier. C'est une honte...

Il y eut un silence, puis il reprit :

-Lors de ma fugue, j'ai d'abord erré un long moment dans les rues, sans savoir où aller. Et finalement, sans que je comprenne pourquoi, mes pas m'ont conduit au cimetière.

A ces mots, Ryan se raidit à son tour. Il avait le sentiment que la suite n'allait pas lui plaire...Tristan continua son récit comme s'il était ailleurs, comme s'il revivait chaque instant de cette nuit-là.

-Je me suis arrêté près du jardin du souvenir. Immobile face aux galets, j'ai serré les poings. La colère m'a envahi face au peu de respect que montraient mes parents envers Alexis. Ils ne parlent jamais de lui, évitent le sujet, font comme s'il n'avait pas existé. Savoir mon frère au jardin du souvenir provoque toujours en moi une bouffée de haine envers eux. Jusqu'à présent, j'avais réussi à la contrôler. Mais en voyant les tombes fleuries à côté et en sachant désormais que tu connaissais le secret de mes parents, j'ai craqué. J'ai brisé les pots de fleurs, écrasé les fleurs dans les allées, cassé des stèles. Sur le moment, je n'ai pensé à rien d'autre qu'à ma souffrance. Je voulais que les familles des autres défunts souffrent autant que moi. Mais ensuite, j'ai réalisé la gravité de mon acte. Et, horrifié par mon geste, j'ai pris la fuite. J'ai erré dans les rues, en me cachant, en dormant où je pouvais. Je n'osais plus rentrer chez moi et je sursautais dès que j'entendais des sirènes de police, persuadé qu'on allait m'arrêter. Puis, j'ai repensé à votre silence et la colère a remplacé la peur. La suite, tu la connais...

Ryan hocha la tête.

-Je ne comprends toujours pas pourquoi mes parents m'ont caché la vérité...

A ces mots, Ryan frémit et baissa la tête, brusquement honteux.

-Peut-être pour te préserver ou pour oublier, comme j'ai vainement tenté de le faire, murmura-t-il. Personne n'était au courant, pas même mes amis. Mais avec toi...

Il soupira, avant de secouer la tête. Le remords le rongeait toujours autant.

-J'aurais dû tout te dire, dès le début. Tout comme j'aurais dû rester avec ton frère, ce soir-là.

La main de Tristan posée sur sa joue le fit frissonner, il releva les yeux vers lui.

-Tu ne pouvais rien faire, Ryan. Ce n'est pas ta faute si Alexis est mort. Et concernant son suicide, c'est ma mère qui t'a demandé de ne rien me dire. Tu n'y es pour rien.

Ryan déglutit.

-Si tu as réussi à me pardonner, alors tu dois pardonner à tes parents. Ils ont voulu te protéger, Tristan. Ne leur en veux pas, je t'en prie.

Ils restèrent un moment immobiles l'un en face de l'autre, à se regarder en silence, puis Tristan acquiesça. Ryan ne lui demanda pas s'il avait logé dans l'appartement d'Alexis durant sa fugue. Désormais, ça n'avait plus d'importance.

Tristan l'embrassa à nouveau avec passion, avant de quitter le cimetière. Ryan ferma les yeux, goûtant un instant la saveur de ce dernier baiser, puis il franchit le portail à son tour. Il ne chercha pas à questionner la sincérité de ce baiser. Il ne savait pas ce que ressentait réellement Tristan, mais il s'en moquait : le baiser qu'il lui avait donné n'était pour lui que la marque d'une réconciliation. Cela lui suffisait.

Le jeudi, il arriva au lycée de Tristan à 8 h – une heure avant le début de la Grande Dictée. C'était déjà l'effervescence à l'intérieur du bâtiment : près d'une soixantaine de personnes étaient présentes et parlaient entre elles, provoquant un brouhaha indescriptible. Ryan dut lutter pour ne pas se boucher les oreilles. Le monde et le bruit l'angoissaient toujours autant. Lors de grandes assemblées – qu'il s'efforçait en général de fuir –, il ne parvenait jamais à se concentrer sur une seule voix ou une seule conversation. Les dialogues s'entremêlaient, provoquant finalement une cacophonie qui lui vrillait le crâne. Il devait quitter le hall, et vite, s'il ne voulait pas hurler soudain devant tout le monde pour les faire taire.

-Ryan ?

Il frémit en entendant son prénom et se retourna : Tristan venait de se frayer un chemin à travers la foule pour le rejoindre. Ryan sentit son cœur battre plus vite tandis que l'adolescent lui prenait la main pour le guider au milieu de la masse humaine. Il le suivit dans les escaliers, puis dans le couloir, et jeta un coup d'œil à sa montre : 8 h 45. La dictée allait bientôt commencer. Sa main se resserra sur celle de Tristan.

-Tu te sens prêt ?lui demanda-t-il doucement.

Il sentit la main du jeune homme se crisper sur la sienne.

-Non. Mais je ne peux plus reculer, maintenant.

A ces mots, Ryan s'arrêta brutalement et obligea son élève à lui faire face. Il prit son visage entre ses mains et le regarda dans les yeux.

-Ecoute-moi, Tristan. Je crois en toi, d'accord ? Je sais que tu peux y arriver. Tu as un potentiel littéraire que beaucoup d'adultes ne possèdent pas. Mais si jamais tu n'y arrives pas, ce n'est pas grave. La Grande Dictée a lieu chaque année : je ne te lâcherai pas jusqu'à ce que tu réussisses.

Il vit les yeux de l'adolescent briller de larmes, et Tristan le serra brièvement dans ses bras en le remerciant. Lorsqu'ils arrivèrent devant la salle, M. et Mme Dumont le saluèrent et le remercièrent à leur tour. Les élèves rentrèrent dans la salle les uns derrière les autres. Tristan fut le dernier à passer ; avant d'entrer, il se retourna, croisa le regard de Ryan et lui sourit. Ryan lui rendit son sourire. Pour la première fois depuis vingt ans, il se sentait réveillé et plein d'espoir.

Dans sa cuisine, la cafetièredormait encore.

Le secret des Dumont [La Grande Dictée 2e jet]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant