Seuls sont les indomptés, traduction littérale de : The Brave Cowboy. C'est très fort : vous croyez voir un mot, mais vous vous trompez, vous n'y êtes pas du tout, et cela, c'est parce qu'aucune maison d'édition ne vous emploie. Pour faire ce métier, il faut lire tout autre chose que ce qui est écrit, comme avec des yeux d'hallucinés. Si ça se trouve, les éditeurs publient depuis des décennies en ayant compris les livres de travers ; ça explique peut-être la qualité de ce qu'ils promeuvent en comparaison avec ce que nous lisons dans leurs livres et ne retrouvons pas dans leurs critiques (en vérité, je pense plutôt que c'est simplement une histoire de fric ; mais enfin, il est permis de faire des suppositions alternatives). S'imaginer une version originale où chacun lirait par exemple : « Et alors, le brave cowboy s'aventura dans la plaine » ; eux : « ô temps glorieux, seuls sont les indomptés qui perçoivent ton souffle incandescent ». (Ce n'est qu'un exemple, ça pourrait être évidemment différent sauf, bien sûr, pour « seuls sont les indomptés » qui doit rester tel quel.)
C'est le second roman d'Abbey que je lis, après Le gang de la clef à molette (traduction exacte cette fois-ci) : j'avais alors trouvé Le gang si efficace et intéressant, notamment dans sa dimension subversive ou, si l'on préfère, réflexive, que je le proposai en lecture à une classe de cinquième. Les élèves qui l'ont choisi, je crois, ne l'ont pas regretté en majorité, notamment si, comme je leur avais conseillé, ils ne se sont pas arrêtés au premier chapitre, assez décourageant de difficulté.
Abbey paraît le chantre d'un idéal de liberté et de pureté contre l'inévitable progression de l'argent et du béton. Il conserve l'émotion profonde et nostalgique de tous ceux qui, ayant grandi dans quelque lieu affectionné de nature sauvage où s'attache comme un refuge l'esprit en besoin de repères, ont un jour découvert comme le temps a concrètement saccagé leur tendresse, sans un commencement de scrupule, n'en laissant pas même des vestiges à contempler. Mélange d'affliction et de révolte, il retranscrit en fiction des Thoreau civiquement désobéissants condamnés à la submersion par les forces colossales du développement humain, et dont les résistances, aussi infimes que fondamentales, se traduisent en actes de tension à la fois magistraux et ignorés de tous.
Abbey, c'est la rumeur d'un retour de l'âme vaillamment humaine et primordiale à l'encontre de la déraison cynique des temps modernes. On entend un écho : il reste des hommes par là, et le récit suggère, en loin : pourquoi pas vous ?
Ici, le Brave Cowboy (enfin, également appelé : « Seuls sont les indomptés »), rustique, pratique, sans mélange, veut venir en aide à son ami Paul qui a refusé la conscription militaire et s'est laissé mettre en prison. Des consciences éclairées, sensibles et vives, contre une machine réglée avec ses soldats obtus : voici en quoi consistent les forces d'un combat perdu d'avance. Même l'héroïsme est impuissant face à l'esprit façonné de métal et de ciment, bardé, carapacé de compromissions majoritaires. Un frisson d'inespéré fatidique, une latence d'échec à la fois minuscule et grandiose, imprègnent ce roman d'un auteur méticuleux qui ne veut pas lutter contre la vraisemblance : le monde, chacun le constate, a failli à préserver, et une narration située dans ce monde ne peut feindre de conserver la trace ou de servir de point d'ancrage à un triomphe éclatant et notoire, à une apothéose. C'est fichu, ignoré, sans illusion, et il n'y a que des petits faits divers à raconter.
Abbey n'écrit pas de l'anticipation optimiste : il a trop conscience que ce serait alors de la science-fiction. Il ancre sa fiction dans le réel, façon de ne pas écrire, justement, de la fiction. Et quelle souffrance il dut éprouver : relater la geste d'une extinction en ses dernières saccades, la disparition de la rébellion consommée à travers ses ultimes traces ! La relation d'une si pathétique désespérance, d'un sursaut, d'un spasme ! Tout corrompu, en désagrégation si précipitée, et avec, pour tout remède – inaccessible potentiel, une vision seulement, une fenêtre sur un passé non réalisé – ce qu'il aurait fallu faire !
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Não FicçãoDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.