Par delà les monts, où naissent les étoiles et le fruit de la terre, s'étendait sur le sol comme une offrande céleste, son corps de porcelaine, brisé. Elle gisait comme une victime offerte à l'heure où le glas avait cessé de sonner. On tira la bobine, doucement, et le fil de soie, fragile remontait la courbe du temps. Un, deux, trois. Doucement elle s'articule. La tête inclinée, le bras tendu, le dos cambré, elle se hisse avec grâce sur la pointe de ses pieds. Le corps élancé, les yeux fermés, elle ondoyait, sautait, tournait, portée par le concerto des violons hurlants. Puis, dans un geste fluide et innocent, révélant à lui seul les douceurs et la beauté de son être, elle dénoua ses cheveux épinglés en un chignon strict, enfin libres d'épouser la courbe de ses épaules et de sa nuque, dans une cascade d'ébène et de soie. Elle observait dans les miroirs de la salle vide, les mouvements effrénés de son corps, sentant sous ses pieds nus, la rigidité du parquet ciré. Elle aimait cette odeur de bois et sentir son propre regard qui partout l'entourait, dévoilant toute l'étendue de sa peau.
Elle ferma les yeux. Les violons avaient cessé de hurler et seul persistait le lourd cliquetis de l'horloge. Tic, Tac. Pointes. Tic, Tac. Jambes tendues. Alors que son corps nu s'élançait vivement dans les airs, elle s'écrasa lourdement sur le sol. Elsa dansait toujours nue. Elle aimait sentir le frémissement courir sur sa peau découverte et éprouver la vibration de tout son être en mouvement, une légère brise dans son cou et la sueur perlant sur ses seins tendus. Allongée sur le bois froid et réprimant un gémissement, elle pressa ses côtes éraflées d'où s'échappaient quelques gouttes de sang. Elle leva lentement ses doigts à hauteur de son visage, humant l'odeur de sa chair, avant de les porter à ses lèvres dans une expression de délicieux contentement. Le goût métallique et cuivré s'imprégnait doucement dans sa bouche. Elle prit appui sur ses coudes, se redressant maladroitement.
Je recommence. Elle recommence.
Tic, tac. Demi-pointes. Tic, tac, arabesques. L'acharnement dura trois heures environ, lorsqu'à bout de forces et amère, elle jeta négligemment son manteau sur ses épaules, son unique vêtement contre le froid naissant de l'automne. Elle marchait, pieds nus sur le bitume, la brise glacée s'engouffrant dans son sexe sous l'épais tissu. Ils la toisaient, incrédules. Ils ne comprenaient pas.
Elsa était lasse. Voilà six ans maintenant que personne n'avait entendu le son de sa voix. La Muette, l'appelaient-il. Odette la Muette.
Elle même n'était plus très sûre du son de sa voix. Peut être même qu'aucun son ne sortirait plus jamais de sa bouche. Peut être ses cordes vocales avaient elles diminué au point de disparaître...
Elle porta sa main à la gorge. Elles les savait là, juste sous ses doigts. Elle les pressa doucement.
Mais Elsa était lasse. Parler la fatiguait. Personne ne comprenait jamais.
Tous les jours, elle subissait un magma de mots indifférencié, assaillie de toute part. Le poste de télévision toujours allumé, déblatérait sans répit, abreuvant ses vieux parents d'un flot continu d'inepties. Quinze fois par jour, elle entendait la même publicité pour un anti-cernes triple action, une crème amincissante, un robot cuiseur intelligent...
Elsa était lasse. A l'heure du JT, elle entendait les mêmes discours, les mêmes promesses, les mêmes drames. Les gens parlaient à tout va, sur tout, tout le temps, dans une sorte d'avidité perverse de savoir. Comment la langue, pourtant si riche, pouvait à ce point diviser les gens entre eux ? Des mots. Trop de mots, toujours dissimulant les vices les plus inavouables. A l'heure où les techniques et les moyens de communication n'avaient jamais été aussi développés, les hommes n'avaient probablement jamais été aussi déchirés. Un mot de trop et c'est l'insurrection. Les hommes se parlent sans se comprendre. Les mots circulent sans traverser, débordant de vide, comblant les bouches sèches. Mais les mots. Les mots trahissent. Les mots dissimulent. Les mots trompent. Les mots blessent. Les mots déchirent.
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La Danseuse du Lac
Conto"Par delà les monts, où naissent les étoiles et le fruit de la terre, s'étendait sur le sol comme une offrande céleste, son corps de porcelaine, brisé. Elle gisait comme une victime offerte à l'heure où le glas avait cessé de sonner. On tira la bobi...