Chapitre 28 - Vertes lueurs (partie II)

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Mon aile emmaillotée craqua en touchant le sol ; un grincement rauque s'échappa de ma lèvre mordue, qui se fondit dans les ronflements de Galliem.

« Ah, il y en a qui ont une belle vie... »

Les râles continuaient, faibles, mais tranchants dans cette nuit silencieuse. Si je m'étais totalement écoutée, j'aurais de ce pas réveillé l'autre dormeur, pour qu'il enquête avec moi. « Mais un peu de courage ! » me réprimandai-je. Que risquai-je, à part un rhume ?

A moitié consciente de l'absurdité de ce que je faisais, je serrai la couverture sur mes épaules. Guidée par ce son abominable, je me mis à courir sur la Prairie, me repérant avec la blancheur lunaire des bâtiments.

L'herbe humide mouillait mes chevilles et la chair entre les plumes de mon aile, qui chuintait par terre. Comme si ça ne suffisait pas, la couverture se décollait de mon dos dans la course. Quelle idée d'être partie sur un coup de tête. Il faisait si froid que je tremblais même en courant. Jamais le sommet de Vendomeland n'avait dû voir pire comme escapade nocturne.

Au bout d'un moment, j'arrivai finalement près du château. Les cris m'avaient eu l'air de venir de cette direction. J'arrêtai ma course pour marcher, silencieusement. Aucun Garde Royal à l'horizon, mais j'avais du mal à imaginer qu'il n'y en avait pas. Au cas où, j'essayai de rester discrète — avec mon aile amorphe de deux mètres de longs, oui, « j'essayai ». En parallèle, je scrutai l'édifice, à travers les ombres de l'architecture. De la tour du Sagevert, aux plus hautes, toutes les lumières étaient éteintes. A part à un endroit.

Quelle chance, je n'aurais peut-être pas à faire le tour du château dans le gazon mouillé ! C'était face à moi, au premier étage, vers le milieu de la façade. Des rideaux, blancs et fins, ondulaient contre une fenêtre, entrouverte, que rien ne distinguait des autres en apparence. Cependant, à l'intérieur, à peine perceptibles, je discernai des sortes de lueurs. 

Des lueurs vertes.

Mes doutes se confirmèrent peu après. Faiblement, horriblement, un long gémissement s'échappa de la fenêtre entrebâillée.

Ce qui se passa ensuite, je serais bien incapable de l'expliquer.

Soudain, ce fut comme si chacun de mes membres venait de plonger dans un bain plus glacé que la nuit. A l'écoute de ce son, tellement proche, que j'avais l'impression qu'il s'insinuait directement dans ma tête, je ne sentis pas mes muscles se rigidifier. Mon menton se lever. Mon regard se figer.

A l'écoute de ce râle, mon esprit s 'était déconnecté.


Telle une statue, je restais totalement immobile. J'observais la fenêtre, inlassablement, les oreilles accrochées à ce cri. Parfois, la voix se taisait, les lueurs diminuaient. Puis tout recommençait. La lumière brillante, les cris rauques. J'avais cette lointaine conviction que quelqu'un était en train de mourir, juste au-dessus de moi. Mais mon corps entier refusait de se rapprocher. Pas un doigt ne se levait pour secourir cette personne. Pas un pied ne glissait partir chercher de l'aide. J'étais juste inerte, complètement inerte.

Cependant, je n'étais pas impassible. Dans un petit coin de ma tête, un immense sentiment de frustration prenait de plus en plus d'ampleur. C'était une frustration incroyable, incontrôlable, accompagnée d'une migraine à m'en fendre le crâne. Je me sentais sur un qui-vive étrange, comme si j'étais dans la menace d'éternuer, sans jamais parvenir à le faire.

Je ne savais pas ce que mon esprit faisait. Il cherchait quelque chose. J'aurais voulu l'en empêcher, mais rien à faire, mes neurones s'étaient lancées dans une investigation de vie ou de mort, que je ne comprenais pas.

Pendant des minutes entières, peut-être plus, rien ni personne ne vint troubler ce moment gênant, illogique, durant lequel je restai seule, une couverture inutile pendant sur mes épaules et la tête coincée vers une fenêtre du château. Ma migraine s'accentuait de plus en plus, jusqu'à ce moment, soudain, où quelque chose sortit brutalement mon cerveau de sa douloureuse introspection.

Un seul mot, articulé dans l'inconscience.

— Lyruan...

Le déclic qui me ranima fut aussi violent qu'un coup de pied du caporal.

Je bondis. Ma gorge sèche se compressa sur un début cri. Le déséquilibre m'emporta ; mes jambes étaient tellement frigorifiées que je m'affalai lourdement dans l'herbe mouillée. Une main maladroite se planta dans la terre pour me stabiliser en urgence.

Ce fut comme brutalement revenir d'un mauvais rêve. La vision trouble, il me fallut quelques secondes pour me resituer. La voix, le château, les lumières... Un soupir fébrile dégagea un immense nuage de fumée, qui monta vers les étoiles.

Mon cœur était serré. Jamais je ne m'étais sentie comme ça. J'avais envie de courir, mais où, pourquoi, je ne savais pas. Mes mains tremblaient, mais pas que de froid. J'avais la nausée. Plus mal à la tête qu'après être restée des heures au soleil. 

Je ne comprenais pas ce qui m'avait pris. Pourquoi étais-je restée ici ? Qu'est-ce que je faisais encore là ? Le jour commençait à pointer, et je n'avais pas dormi une pauvre heure. Mes pieds se lancèrent sur l'herbe.

Mais, avant de retourner précipitamment à la maison, je ne pus m'empêcher de regarder à nouveau vers la fenêtre.

Plus de cris. Plus de lumière verte. Les battants étaient seulement toujours entrouverts. Véritablement comme si je sortais d'un rêve.

« Depuis quand suis-je somnambule ? » me demandai-je, perplexe.

Peut-être avais-je simplement mal digéré la tisane de Galliem.

En tremblant comme une feuille, je tournai les talons, et courus le plus vite que je pus. Il fallait que j'aille dormir. Il fallait que je sois en forme pour demain. Ces idées tournaient en boucle dans ma tête ; je faisais des efforts pour taire toutes ces questions qui pullulaient dans ma tête. 

Mais, malgré tout, mon cœur, sordidement serré à m'en rendre malade, ne me laissait pas le luxe de penser à autre chose que ces lueurs fantomatiques.

Et à ce souffle inconnu, qui avait prononcé mon nom.




L'Angevert - Partie IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant