Je crois à présent que nul aujourd'hui ne saurait se prétendre intéressé de philosophie sans avoir lu Philippe Muray. Il n'y a pourtant, à mon sens, guère de références en la matière, et j'ai longtemps pensé que Nietzsche était le dernier des philosophes tant ceux qui sont venus après lui ont longtemps ergoté sur des concepts abstraits et inappréciables qu'ils ont utilisés pour asseoir leur position de penseurs jusqu'à l'alambiqué, ou bien ils ont préféré commettre d'idiotes platitudes notamment politisées afin de se rendre engagés et humanistes, c'est-à-dire désespérément et racoleusement contemporains.
Entre les deux, il y a l'étude du monde et des hommes réels, et la recherche de la vérité. Muray s'est fait, semble-t-il, une spécialité de comprendre l'époque où il a vécu, et un peu plus finement qu'en dissertant de généralités sur « l'ère de la consommation ». Il a disséqué l'état de nos modernes, notamment à travers des anecdotes représentatives – faits sociaux, paroles politiques, préoccupations médiatiques, centres d'intérêt des gens – et il en a inféré... ce qu'on prétendra parfois que j'ai recopié de lui sans jamais l'avoir lu auparavant ! Rarement, en effet, aurais-je rencontré entre ma pensée et celle d'un de mes contemporains autant de similitudes confondantes, autant de correspondances troublantes, autant d'une même assomption d'audace et de style à dénoncer vertement les vérités les moins flatteuses de notre société.
Muray considère que l'homme est devenu si distinct de toutes formes humaines qui l'ont précédé qu'il lui faut une appellation nouvelle, de façon à traduire une nature inédite qui rend même tout auteur passé absolument impropre à dépeindre la réalité psychologique de notre époque, et celle qu'il choisit est : « Homo festivus ». L'homme vit à un temps de festivités non seulement perpétuelles mais continues et dont il est devenu impossible de distinguer nettement chacune des représentations, une festivité unique et insensible en somme et qu'il faut concevoir comme un bain d'imprégnation tel qu'on n'est presque incapable de recul pour comprendre sa folie. Puisque notre époque, sur bien des aspects, ne contient plus d'événements notables, et en particulier de véritables conflits séparés d'une conception unanime du Bien, Muray la nomme : « Après-Histoire » : c'est l'époque où aucun événement réel ne vient plus perturber le quidam, raison pour laquelle il lui faut s'en fabriquer artificiellement pour qu'il se sente un rôle et une individualité respectable. On lui crée des oppositions de pacotille où il se plaît à s'engouffrer aveuglément, et, dans l'ensemble, dans sa joie bonasse, entre deux célébrations de n'importe quoi où il s'oublie, il se croit exister dans des revendications mièvres et au sein d'une société qui tâche toujours à nier, à niveler, à lénifier et à édulcorer toute négativité qu'elle considère comme une infraction au code général de bonne conduite, afin que personne ne puisse se sentir dépourvu de sens critique. Une onde d'appartenance moutonnière, avec son langage spécifique et enthousiaste, inonde des foules satisfaites qui ne demandent qu'à jouir de leur bêtise, jouir et encore jouir ; et ce monde mérite d'être appelé : « Cordicopolis », la Cité du Cœur, la seule valeur qui ne soit pas autorisée à être réexaminée, « parc d'abstraction » où il convient surtout de réformer la réalité pour en proposer une vision surtout pas concrète ni vraie, mais rassurante et idéale, pleine d'impressions de supériorité et de merveilleuse nécessité belle et bonne.
Et de suite en suite, Muray constate – c'est-à-dire que pour l'idiot il « dénonce », mais l'auteur se défend d'écrire un pamphlet, car il se contente de décrire l'état de son environnement réel c'est-à-dire tel que la société aurait honte de se voir – tout ce qui entrave le développement de l'esprit humain, cette décadence de nos mœurs où des lobbys de vertus s'arrogent la vérité, où des détails politiques dérisoires servent de prétextes à de pseudo-débats enferrés et insignifiants, où les médias définissent furieusement les mœurs en sélectionnant les sujets les plus futiles et les plus propres à annihiler l'impression d'absence de pensée des foules, où tout le subversif est un faux ostensible en ce que tout Bien ne s'attaque plus qu'à d'autres formes du même Bien, où le débat n'est qu'un prétexte à produire une opposition de pacotille qui ne sert qu'à légitimer la poursuite d'une soi-disant « lutte », où le culte de la fête a son langage puéril et halluciné bâti pour altérer l'esprit critique, où une heureuse animalité aspirant surtout à la protection remplace les vrais individus d'autrefois dont le propre était de nier le donné, d'exprimer de l'opposition, d'indiquer des alternatives nouvelles, pour avancer radicalement et sans feinte. Une sorte de catéchisme euphorique et maternifiant, mais garni comme avec des piques de défenses et d'interdictions de toutes sortes, bardé de lois toujours plus nombreuses, de brutaux impératifs de transparence, de désirs pénalistes de proscrire le langage du recul et du doute, et tâchant surtout à tout prix à entraver l'esprit de distinction c'est-à-dire le fond même de l'intelligence qu'on nomme généralement « discrimination », ne tolère plus qu'une chose : l'avènement de la fête et du Progrès, c'est-à-dire du Dieu inévitable qui fait tout plier et contre lequel il serait vain et déplacé d'essayer de lutter. L'irrémédiable est la religion contemporaine : « Cela sera, donc il faut souhaiter aussi que cela soit pour ne pas aller "à rebours" du temps, pour ne pas être "rétrograde" et "grincheux" » – un effarant délire de positivité inarrêtable s'est emparé des gens. Il faut une fusion suave des idéologies en une même parole « infanthéiste » de conte de fées, et plus d'individus – chez Muray, l'individu est une espèce en voie de disparition, c'est presque sans espoir. Et tout pour de pareils sujets contents doit se mêler en une symphonie bruyante et abrutissante, il faut oublier toutes les altérités « blessantes », s'abolir dans une unité aussi rassurante qu'inféconde, ignorer qu'un homme n'est pas une femme, que la techno n'est pas de la musique, que la sexualité n'est pas de l'amour, que les livres actuels ne sont pas de la littérature. Et dans cette société de bonheur où étrangement le rire, le rire vrai, moqueur, dur et excluant, a disparu, le risque est aussi proscrit, ainsi que toute réflexion essentielle sur la mort et sur l'art. Une doucereuse pente de facilité, mâtinée de périls artificiels et de scandales fabriqués pour l'image de soi et pour l'excuse, façonne la vie quotidienne d'une société qui, sûre de sa morale et de son droit, voit la pensée, c'est-à-dire la contradiction, comme un danger et non comme un profit – d'où la nécessité de faire disparaître jusqu'à l'impression de la réalité autrement dit de la controverse et de la fête, en prenant possession de ces domaines au point que tout deviendra une controverse et une fête omniprésentes dont nul ne saura s'extraire et ainsi se détacher pour constater enfin que les débats sont mutilés et la fête au fond extrêmement cynique et inquiétante.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Não FicçãoDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.