Histoire de merde

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    Imaginez une situation ordinaire, vécue avec ennui par un personnage passionné de romans, de séries, de films... bref : de fiction, et qui distingue difficilement le réel de l'imaginaire. A travers son regard, vous mettrez en scène le décalage entre sa manière d'envisager la situation (idéalisation, excès, interprétation, action) et la brutalité décevante de la réalité.


                                     Histoire de merde


    Les yeux dans le vague, j'écoutais trottiner mon chien, bel épagneul au poil gris et bleu. Chaque soir, c'était la même histoire et Snif, car c'était bien son nom, malgré les froidures vespérales, la pluie parfois et la circulation, derrière, si sonore, Snif prenait sans complexe le temps de chercher l'endroit idéal pour déposer son excrément de la journée. Une question d'exposition olfactive peut-être ; franchement je m'en cognais. Dès les premières minutes, je regrettais le confort de mon fauteuil et l'envoûtement d'un bon roman. Mais il fallait attendre ce clebs qui s'obstinait à renifler chaque brin d'herbe.
    Ce soir-là, je n'avais pas le courage de le suivre pour l'admirer égoutter son urine aux quatre coins du parc. Il n'y avait personne, les grilles étaient fermées, je détachai la laisse. Il ne se pressa pas davantage. Chaque brin d'herbe compte.
    Je m'assis tranquillement sur le banc et, les yeux fermés, je laissais mes doigts et mon imagination se ballader sur la surface un peu rugueuse de ses planches publiques. Un instant, juste celui d'écouter l'agitation émerveillée de Snif, dont l'écho dans la nuit me parvenait troublé... Soudain, alors que j'essayais de goûter quelques rêves dans l'air nocturne, pollué par les klaxons, derrière, tout autour, les coups de frein, les crissements, les ronronnements d'acier... soudain, donc, mes doigts rencontrèrent une petite boule... de plastique peut-être... au contact légèrement rapeux. Je m'en saisis délicatement, lâchant sans doute mes rêveries pour d'autres... Dans la pénombre, je ne distinguais qu'à peine ce petit objet. Au bout de mon doigt, je sentais un déclic et dans un claquement, le globe s'entrouvrit. J'aperçus un mégot et une couche de cendre grise qui se mariait avec l'ombre. Un cendrier portatif, me dis-je, quelqu'un a dû l'oublier là. Je m'apprêtais à le refermer, le jeter, n'en ayant pas usage, mais une voiture passa juste derrière, roulait plein phare et illumina quelques secondes le cendrier, découvrant sa couleur, son rouge qui brillait, brûlait presque, et le mégot, à moitié entamé, orné de deux traces de lèvres bleues et de quelques marques de dents, rageuses peut-être... Quelques secondes, puis l'obscurité retombe, plus noire, plus profonde.
    Tatoués dans les replis de ma mémoire, l'image ne faiblissait pas et m'agitait insensiblement. Quelles lèvres bleues avaient donc enserré ce blanc bâtonnet de tabac ? Quelles dents l'avaient mordu ? et pour quelle passion ?
    Un parfum, de femme, tout à coup, et mes pensées s'emballent. Je pose un doigt sur la couche de cendre, pas tout à fait tiède, pas tout à fait froide... et bercé par les reniflements intermittents de Snif, j'imagine déjà le visage de ces lèvres, leur regard perdu peut-être dans un orage de pensées... j'imagine son rire, sa voix, ses mots, aux accents lointains, étrangers... J'imagine sa peau et là, comme une évidence, au creux de cette nuit qui se tait enfin : la chercher, aux quatre coins du monde, la chercher dans les rues de Berlin, la chercher dans les souks d'Istanbul, les steppes du Niger, les plaines de Sibérie... la chercher sous les bombes, noyé dans un flot de vie et de destins contradictoires... la chercher, la trouver... Son parfum, une idée.
    - Snif !
    La chercher, la trouver, la conquérir... lui offrir quelques milliards de rêves...
    - Snif !
    Son parfum, ivresse délicieuse... Ce chien qui traîne là-bas dans l'ombre saurait-il ?... Je l'entends frétiller non loin, l'herbe et la nuit remuent. Son nez, oui, peut-être...
    - Snif !
    Le voilà.
    - Viens là, mon chien, sens-moi ça.
    Je lui tends le cendrier, il s'y plonge avec passion, le renifle violemment... Désormais, il est ma dernière chance.
    Je me redresse, je dis :
    - Allez, conduis-moi à elle.   
    Il s'anime, se retourne puis se fige un instant, comme pour s'ouvrir aux moindres vents. Il détale, aboie de joie et moi je suis, j'espère... dans cette nuit sans lune. Et je la vois déjà, celle dont j'ignore jusqu'au prénom, dont je n'ai qu'un parfum, qu'une couleur, et qui peut-être demain dans cette vie pour moi sera tout. Nous nous enfonçons dans le parc, quelques instants, longs comme trois éternités, puis il s'arrête net, dans l'éclat orange d'un reverbère.
    Haletant et aussi fier que peut l'être un chien, Snif posait fièrement, la langue pendante, et m'indiquait sa merde. Merde.

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