Le vieux Monsieur

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Le vieil Ertugrul est arrivé dans notre village il y a vingt-trois ans. Il nous raconte à tous la même histoire, son histoire.

« Comme vous le savez tous, je m'appelle Ertugrul, je suis issu d'une famille turque mais j'habitais en Grèce. Aujourd'hui, je vais vous raconter mon histoire. Elle commence sur l'île d'Ikaria, au large de la mer Egée, à Karkinagri, le petit village de pêcheurs dans lequel j'habitais. Je vivais tranquillement avec ma famille dans une petite maison traditionnelle en pierre. Mon père était pêcheur, tout comme mon frère aîné. Ma mère était en quelque sorte la couturière du village, elle créait des vêtements avec une étoffe de lin que ma sœur ou elle-même avait pris soins de tisser. Ces habits nous servaient de monnaie d'échange sur toute l'île pour que nous puissions acquérir toutes denrées utiles autres que le poisson. A moi aussi, mon père a appris à pêcher mais ça n'a jamais été mon fort, j'emmêlais les filets et je n'ai jamais été capable de tuer un poisson alors, j'ai commencé à dessiner. J'emmènais partout avec moi un cahier et quelques bâtonnets de fusain. Je dessinais tout ce que je voyais, le village, ma famille, la mer, le mont Atheras qui encerclait Karkinagri. A mon dix-neuvième anniversaire, mes parents m'offrirent des pigments avec lesquels, en y ajoutant de l'huile d'olive, je pourrais faire de la peinture. Ma sœur et mon frère me donnèrent des toiles qu'ils avaient fabriqués eux même - ma sœur le tissu et mon frère le cadre en bois. A partir de ce moment-là, en suivant le conseil de ma sœur, je vendis mes toiles. Tout allait pour le mieux, ma famille et moi étions heureux.

Un soir, quelques décennies plus tard, peu après que mon frère ait soufflé sa cinquante-deuxième bougie, je rentrais tranquillement à la maison après avoir acheter des pigments. Je pousse la porte de la maison et ce que je vis me figea instantanément sur place. J'étais tétanisé. Encore aujourd'hui, je suis hanté par ces souvenirs. Au milieu de la pièce, nos quelques objets de valeur étaient entassés. Dans une flaque de sang gisaient mon père, mon frère et ma mère. Deux hommes - les cambrioleurs - étaient là, le premier agrippait ma sœur par les cheveux, lui pointant un poignard contre la gorge. Le second s'approcha de moi et avant même que j'ai pu esquisser le moindre mouvement, il explosa une bouteille de vin vide contre le chambranle de la porte et me menaça de nous tuer, ma sœur et moi, si je bougeais. Des briques de verre volèrent et tombèrent dans mes yeux, m'aveuglant presque entièrement. C'est le moment qu'a choisi l'homme qui retenait ma sœur pour lui trancher la gorge. Du sang gicla jusqu'à moi. Je poussai un hurlement venu de mes entrailles puis ma tête commença à tourner et ensuite, ce fut le trou noir. Je me réveille, une douleur intenable dans les yeux. Je ne voyais rien. Soudainement, tout me revint en mémoire, tout jusqu'au moindre détail. Les deux meurtriers m'ont kidnappé ! C'est la première chose qui me vient à l'esprit alors je me mets à crier aussi fort que je le peux, jusqu'à que je sente une main se poser amicalement sur mon épaule. J'entend une voix qui me rassure. Je reconnais cette voix, c'est celle du médecin du village ! Il m'explique que mes voisins ont été alertés par mes cris et sont arrivés au moment où les malfrats partaient. Ils m'ont amené ici et ont enterré ma famille. Quant à moi, je ne me suis pas réveillé avant trois jours. Le médecin m'explique aussi que ma vision sera beaucoup détériorée mais qu'il a pu retirer les éclats de verre de mes yeux. Si je ne vois rien, c'est parce qu'un bandage recouvre mes yeux. Il me le retire. Je reste ébloui une vingtaine de secondes puis ma vision s'acclimate. Je savais que ma vue serait endommagée mais à ce point... Je vois en noir et blanc. Je ne peux distinguer aucune couleur. Trois semaines plus tard, je quitte Ikaria. Rester sur l'île m'est impossible, trop de souvenir me hantent et je ne peux plus peindre si je ne vois pas les couleurs. Je suis monté sur le premier bateau qui partait de l'île. Le capitaine m'a demandé où je voulais aller alors, je lui ai répondu que je cherchais un village paisible, loin des mauvais souvenirs. Durant nos quelques jours de navigation, avant qu'il ne me dépose ici, dans votre village, j'ai peint mon dernier tableau. Il représentait l'image que j'avais de moi : un pauvre vieil homme dont les couleurs le fuient, comme si un chapeau le protégeait de cette pluie colorée. »

Le Vieux MonsieurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant