La femme ne semblait pas très vieille en apparence, mais elle le sentait au plus profond d'elle-même : sa vie touchait à son terme. Ce n'était pas tant l'âge, ni même la maladie, encore moins une blessure, qui la tirait vers son terme, mais plutôt une lassitude de l'âme, le poids des années, les espoirs perdus, les rêves envolés, l'innocence fanée, et, tout récemment, la disparition de l'amour auquel elle avait voué sa vie. L'homme qu'elle avait aimé, qu'elle aimait toujours, était un mortel. Quelles étaient les chances pour que son âme revienne sur Terre vivre une nouvelle vie ? Infimes...
Lentement mais en souplesse, elle se leva comme un reptile auquel la chaleur du soleil a manqué. Elle fit quelques pas dans la modeste demeure de bambous qui était son foyer depuis tant d'années. Elle regarda à la ronde, comme si elle voulait tour mémoriser une dernière fois, puis sortit sur le patio par une petite porte. Devant elle s'étendait le paysage féérique et grandiose des montagnes rose de Tornan. C'était un sanctuaire, une retraite, la promesse d'une vie paisible cachée aux yeux du monde. Ce monde, elle le savait, appartenait aux humains désormais. La grande guerre, cette folie de son père, avait eu raison de son espèce, anéantie, éteinte, endormie au pays des âmes pour peut-être, un jour, reprendre ses terres, regagner ce monde, quand les temps seraient plus propices. Elle quitta la terrasse et, pieds nus, s'avança dans les hautes herbes qui entouraient la petite maison. Elle se dirigea vers le ponton qu'il avait construit, où il aimait à pêcher, et elle à contempler la nature, en méditant sur la sottise des morts et des vivants. Ici, vraiment, elle avait trouvé sa paix. Mais cette paix n'avait pas de réel sens à présent qu'elle était seule, sans personne pour en jouir. Elle regarda une fois encore la maison et la forêt derrière elle, les bambous géants qui ondulaient dans la brise de cette fin d'automne. Comme tout était beau, comme tout était paisible. Il lui sembla qu'elle n'avait plus sa place ici, la nature n'avait pas besoin d'elle, et bientôt il ne resterait rien de son logis. Le bois pourrirait, les murs s'affaisserait, le toit se morcellerait, les herbes envahiraient le salon, la chambre, avaleraient les fenêtres, mettraient à terre ce qui s'était élevé du sol. La vallée... Sa vallée retrouverait alors l'état qui n'aurait jamais du cesser d'être le sien.
Elle s'agenouilla au bout du ponton, face au lac, - ce ponton aussi finirait englouti par les eaux. Elle posa ses mains sur ses genoux, ferma les yeux. La brise faisait voler ses longs cheveux blancs, irréels, qui ne pouvaient être ceux d'une femme tout à fait humaine. Retournant ses paumes vers le ciel, elle libéra en un souffle toute la magie de son être, s'offrit à l'univers, à l'éternité, et son corps fut comme happé par l'immensité du monde. Libérée de la contrainte du monde physique, son âme s'éleva vers le monde d'entre deux, indifférent aux autres âmes qui y transitaient, puis s'éleva encore, et encore, et encore, jusqu'à ce que tout devint blanc. Elle pensa une dernière fois à la vie qu'elle avait menée, et se dit qu'un jour, elle reviendrait, recommencerait avec innocence sur le chemin de la vie. Là, chargée de rêves, elle reprendrait sa quête, retrouverait son amour, et revivrait à nouveau la félicité qu'elle avait effleuré, dans un monde qui, cette fois, ne rejetterait plus leur liaison. "L'amour, pensa-t-elle, est ce que le monde possède de plus beau, et c'est l'absence d'amour chez quelques-uns qui met en péril le bonheur de tous les autres." Son âme s'éleva encore jusqu'à ce le blanc lui-même ne veuille plus rien dire, et son esprit se dispersa. Elle eut sa dernière pensée consciente : "je reviendrai".
Sur la terrasse de la maison silencieuse, une jeune pousse s'élevait à travers les lattes du plancher.

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La trilogie des Serpents - 1. L'infini du monde
FantasyÀ son réveil, la jeune Baie découvre avec stupeur que son grand-père n'est plus là. Avide de quitter la montagne reculée où elle a toujours vécu, Baie fait ses bagages et part à la recherche de son grand-père, bien qu'elle n'aie aucune idée de l'end...