PLACEBO : Préparation dépourvue de tout principe actif, utilisée à la place d’un médicament pour son effet psychologique.
Le Larousse
Tu es né et tu es reparti. Trop tôt. Trop brutalement. Tu ne m’as même pas laissé assez de temps pour profiter encore de ton rire, de ces moments heureux que tu m’offrais. Tu es un égoïste, et de la pire espèce, car tu ne le sais pas. Tu es de ces gens qui font mal aux autres malgré eux, qui te font pleurer à chaudes larmes sans même le vouloir. J’aimerais que tu reviennes. Ça y est, c’est à mon tour de ne penser qu’à moi. Toi, tu ne penses plus, enfin je crois.
Je suis là, ou j’essaye en tout cas. Je suis là pour toi, pour ta mémoire. Je suis là parce que je ne peux pas être autre part qu’ici. Je ne suis pas encore retourné au lycée. La psy me dit que ça me ferait du bien. Maman aussi, du coup. Ça m’énerve. Mais je sais qu’elle veut me protéger, protéger le dernier oiseau survivant du nid. Elle se force à paraître enjouée et de bonne humeur. Elle veut me faire remonter la pente, mais elle ne fait que la dégringoler à vitesse grande V. Elle croit que je ne l’entends pas pleurer chaque nuit, que je ne la vois pas sombrer en même temps que moi.
Tout avait pourtant bien commencé. Le moteur de la voiture avalant les kilomètres à toute allure sur l’autoroute ronronnait à tel point que tu aurais pu demander à Maman de s’arrêter pour vérifier si notre chat ne s’était pas caché dedans pour nous accompagner. À la place, tu râlais. Tu avais décrété du haut de tes cinq ans que tu étais trop grand pour le siège auto et le pauvre rehausseur gisait sur le sol bétonné devant la maison. La réprimande amusée de Maman t’avait vexé, et cela faisait deux heures que tu montrais ton mécontentement en émettant çà et là des grognements qui déclenchaient chez moi un esclaffement plus ou moins étouffé.
Tu te souviens ? On allait en vacances dans le Sud. Il faisait chaud, très chaud, trop à ton goût. Et pour ne rien arranger, l’air conditionné était en panne. Ton petit âge jouant assurément, tu harcelais notre mère en lui demandant environ toutes les minutes trente si le voyage allait encore durer longtemps. Elle ne te répondait même plus et moi, ça me faisait rire. Tu me faisais rire.
Je t’appelais l’Oiseau. L’Oiseau parce que tu ne t’arrêtais jamais de n’en faire qu’à ta tête. L’Oiseau parce que tu étais fier et que tu ne tenais pas en place. Et enfin, l’Oiseau car c’est mon animal préféré. Au début, tu n’aimais pas ça, tu préférais les lions. Tu en pleurais des fois. Alors je te consolais. Moi aussi je pleure, maintenant.
Tout ça est injuste. Mais je ne vais pas te faire un de ces discours lamentés et impersonnels, tu y as déjà eu droit un paquet de fois depuis que tu es parti. Non, je vais plutôt te parler de toi, de moi, de nous. Allez, soyons égoïstes, juste un peu. S’il te plaît. Pensons à nous. Moi je pense à toi. Tout le temps. Tu me hantes. Si on m’avait dit qu’une petite tête comme la tienne me ferait faire des cauchemars, je n’y aurais pas cru. Et pourtant, j’y ai droit chaque nuit.
Après environ deux heures de trajet, nous traversions de gigantesques plaines parsemées d’arbres aux formes monstrueuses, de sentiers sinueux et de rivières serpentant sur le paysage tel des pleurs lamentés. On pourrait même appeler ça des torrents de larmes, c’est plus poétique. Je ne vais pas t’expliquer, tu ne comprendrais pas. Tu ne comprendras plus jamais.
Tu ne mangeras plus, tu n’iras plus à l’école, tu ne feras plus rien. Tu n’as même pas crié, tu n’en as pas eu le temps. J’aimerais t’en donner encore un peu histoire que tu puisses continuer ta vie, cette vie même qui t’a été coupée comme on éteint un film avant la fin ou lorsque l’on te réveille au meilleur moment de ton rêve. Dieu sait que tu en avais, des rêves. Tu voulais être à la fois policier, docteur et biologiste. Tu aspirais à la carrière de Monsieur Loyal en même temps que celle d’Indiana Jones.
Quand tu t’y mettais, tu passais de petit garçon frondeur à tyrannosaure féroce ou encore pharaon sanguinaire. Bien sûr, ça ne manquait jamais de me faire rire. Les mauvaises langues diraient sûrement que j’étais complètement gaga. Et à vrai dire, je ne peux que leur donner raison.
Tout a été si vite. Et pourtant, je me souviens de chaque détail, de chaque bruit, de chaque odeur. L’herbe fraîchement tondue dégageait un parfum assez agréable malgré la sécheresse qui semblait vouloir extraire la moindre goutte d’humidité des végétaux, peut-être prévenir les prémisses d’un drame en aspirant l’essence de leur vie.
Te répéter ma tristesse, ma colère de ne rien avoir pu faire ne te servira à rien. Ce jour-là, tu étais plus que jamais l’Oiseau, et tu le resteras pour toujours. Je n’aurais pas pu dire ce que tu faisais là, tout en haut de ce grand arbre, fier comme un coq, tu avais sûrement l’impression d’être le roi du monde, la star internationale élevée au zénith avant qu’elle ne s’écroule en un éclair. Les mots ne suffiraient pas à atténuer ces secondes-là. Moi dans ma chaise longue, toi sur ta branche, et puis l’insouciance qui fait place à la stupéfaction, à l’image par image dans mon cerveau, au bond que j’ai fait, à l’hébétude quand j’ai compris qu’il était trop tard.
Mes draps trempés par le sel de mes larmes ne te rendront jamais assez hommage. Désolé, l’Oiseau. Désolé. Maman arrivera bientôt pour essayer de me faire ingurgiter un tant soit peu de quelque chose, de vie supplémentaire. Je ne veux plus. Comme toi, je veux prendre mon envol.
L’air s’engouffre par la fenêtre ouverte tandis que je regarde le ciel bleuté. Il fera beau toute la journée. Une petite gélule blanche va me faire oublier tout cela le temps d’un souffle, d’un saut. J’arrive, j’espère que tu m’attendras. À tout de suite, l’Oiseau.***
Quand sa mère ouvrit la porte de la petite chambre, elle ne trouva rien ni personne.
Rien, si ce n’est cette plume de colombe déposée au milieu du lit bien fait.