- Voyons donc! Calisse!
L'expression de colère brise ainsi le silence paisible autour de l'étang. Les quelques têtes s'y trouvant se tournent brusquement vers le vieil homme qui bondit hors de son banc. Ses mains ridées balaient son épaule en coups rapides afin d'enlever une masse blanchâtre qui y est. Après avoir réalisé ce qui a provoqué la soudaine cacophonie, les regards quittent le vieillard.
L'homme abandonne sa quête, comme cela ne disparaît pas. «Fallait ben que ça m'arrive à moé. C'est pas comme si j'en avais déjà assez pris dans la gueule.» dépité, l'homme va pour se frotter les yeux, mais il arrête son geste. Son regard se pose sur son bras métallique. Le fantôme de son membre, perdu sur les plaines de la Normandie, apparaissait parfois quand il est distrait. Il se revoit alors, jeté dans le sable, hurlant de douleur, autant physique qu'émotionnelle. Sa vue voilée par la fumée l'empêchait de repérer ses compagnons. Par contre, il pouvait tout entendre. Les cris et les lamentations rebondissaient encore dans ses oreilles, une vingtaine d'années plus tard. C'est ce qui est le plus difficile à oublier : le sentiment d'impuissance face à la détresse de ses amis.
Lassé de ces souvenirs qui l'attaquent toujours aux moments où il s'y attend le moins, le vieil homme ferme les yeux et se laisse tomber sur le banc en pin. Il essaie de concentrer son attention sur sa respiration, comme sa psychiatre lui conseille de faire pendant ses crises.
Inspire...
Expire...
Inspire...
Expire...
Un léger mouvement sur sa droite lui fait perdre sa concentration et il ouvre les yeux. La pâleur maladive du personnage n'est pas la première chose à accrocher son regard, mais bien la cravate rouge de l'homme bedonnant. Comme une tache de sang sur un sarrau médical. L'ancien soldat finit par analyser le reste du corps. Le crâne dégarni et le regard vitreux, l'homme fixe son aîné de ses yeux profonds et vides. «Qu'est-ce tu m'veux, toé?» Aucun mouvement. Aucune réaction. «C'est quoi, ostie? C'tu mon bras qui t'dérange?»
L'homme de drap descend son regard vers ce dernier et se met à le fixer sans aucune gêne. Ce regard perdu ne laisse paraître aucun sentiment. Être la proie d'un un tel regard mettrait mal à l'aise le plus grand des aigles royaux, donc pour un ancien soldat traumatisé, le malaise est très fort et survient très rapidement. Pour ne pas paraître perturbé devant plus jeune que lui, le vieillard se racle la gorge et se redresse. «Tu devrais pas me regarder d'même. Je l'ai perdu pour toé! Pour ta génération. Vous êtes ben juste des ingrats. Vous êtes là à vous éffouérer partout, en prenant tout ce que vous pouvez. Sans jamais un merci pour ceux qui se sont sacrifiés. Jamais, vous allez jamais vivre l'enfer qu'on a vécu. Tu verras jamais la mort monstrueuse d'aussi près que je l'ai vu.»
Un sourire presque absent apparaît sur le visage du plus jeune. Son léger rire sarcastique retentit. Une lueur se fait voir dans ses yeux. Une lueur que le vieil homme ne sait interpréter. De la peur, de la douleur? De la tristesse, de l'angoisse? Impossible de le lire.
Un moment passe avant que l'homme chauve secoue la tête et regarde le vieux dans les yeux. Il semble lui dire qu'il en sait plus qu'il n'y paraît. La condescendance que transmet son regard fait sortir le vieil homme de ses gond : «Quoi? Qu'est-ce qu'y'a encore, tabarnak?» Pendant qu'il dit ces mots, l'autre homme se retourne calmement et se met à marcher en direction opposée.
Insulté, l'homme lui crie : «C'est ça, vas-t-en! Caches-toi comme une couleuvre dans une forêt. Les jeunes, tous pareils! Tellement égoïstes et malpolis!» L'autre continue d'avancer, comme si rien n'était. Il ne fait que s'éloigner. Le vieillard continue de marmonner dans sa barbe à propos de la nouvelle génération. Prenant appui sur sa canne, il se relève difficilement. Il veut quitter ce parc du plus vite que ses jambes fatiguées lui permettent. Arrivé à la sortie, il se retourne et regarde là où ils étaient, quelques instants plus tôt. Un épais brouillard est apparu près du banc et pour sa part, l'homme pâle a disparu dans cette fumée de la mort.
755 mot
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Ouroboros
Short StoryDes passants, un collègue, des proches. Tous visités par un homme à une cravate rouge. Il a tellement changé. Le seul élément qui leur permet de savoir que c'est Denis Robert: sa cravate rouge.