Assis à une table en vieux bois dans une cuisine ornée de coqs en porcelaine, un mort. La vieille femme qui lui sert des biscuits dans une assiette avec un imprimé de coqs ne sait pas qu'il est décédé. Pas encore. Peut-être ne le saura-t-elle jamais. Elle lui prépare un verre de lait et commence à faire la vaisselle.

- Je suis si heureuse que tu viennes enfin me voir. C'est une belle cravate rouge que tu portes là! Si tu savais comme tu m'as manqué, Denis.

L'homme ne répond pas. S'il n'était pas mort, une larme coulerait le long de sa joue.

- Depuis que ton grand-père est parti, je me sens seule. C'est une grande maison et il y a tant de choses qui me le rappellent.

La maison est grande en effet. Il y règne un silence qui pèse sur les épaules de la vieille dame.

Le mort regarde les coqs. Ils sont partout dans la maison. Ils le regardent comme s'ils savaient ce qui lui était arrivé. Comme s'ils savaient que si « ça » ne lui était pas arrivé, il ne serait probablement pas revenu dans cette maison. Pas parce qu'il n'aimait pas sa grand-mère, mais parce qu'il n'avait pas le temps. Ou plutôt, parce qu'il ne se donnait pas le temps.

- Comment va la vipère? Pardon... Je ne devrais pas parler de ta mère comme ça... Après tout c'est entre ton père et elle.

L'homme n'a pas dit un mot depuis qu'il est arrivé. La petite vieillarde est si contente de le voir qu'elle ne cesse de parler. Il y a tant de choses à dire. Tant de temps à rattraper.

- Le docteur dit que mes reins se sont rétablis. Par contre, mon cœur va moins bien...

Le silence se fait encore plus lourd. Le sourire a disparu du petit visage rond de la femme. Elle se sent vieille, si vieille. Elle se rappelle que son petit-fils est là. Elle essuie une larme.

- Tu crois que tu pourrais demander à ton père de venir me voir? S'il veut, bien sûr. Quoiqu'il est très occupé... Laisse tomber. Vous viendrez me voir pour Noël. Si vous avez le temps.

Elle avait passé les trois Noël précédents seule, à les attendre avec espoir. Avec un délicieux repas qu'elle finissait seule. La vieillarde arborait d'abord un sourire à l'idée de voir son fils et son petit-fils qu'elle aimait tant. Voyant qu'ils n'étaient pas à l'heure, elle regardait autour, cherchant des détails qu'elle aurait oubliés, comme un coin de nappe retroussé, un ustensile plus ou moins parallèle, quoique ce soit. Comme si, si elle arrivait à s'occuper de tout ce qui pouvait ne pas être parfait, ses invités tant attendus arriveraient. Elle regardait alors à la fenêtre pendant plusieurs minutes. Craignant le pire, elle leur passait un coup de téléphone. Après un moment qui lui semblait interminable, quelqu'un décrochait et répondait d'une voix enjouée et demandait qui était à l'appareil. « Oh mon Dieu! disait son petit-fils. On a oublié de te dire qu'on resterait chez nous finalement. Joyeux Noël quand même! » Puis l'appel prenait fin. Elle restait alors paralysée devant le combiné et le regardait avec un mélange d'horreur et d'incompréhension. Elle finissait par s'endormir sur le canapé, le cœur gros et le visage inondé de larmes.

- Je suis tellement, tellement heureuse de te voir Denis...

Les larmes coulent abondamment sur ses joues. L'homme prend toute l'énergie qu'il lui reste pour prononcer une phrase à peine audible.

- Je suis désolé grand-maman...

-  Pourquoi donc mon lapin?

Elle se retourne, il est parti. L'assiette est toujours pleine de biscuits et de coqs. Le silence est écrasant. La vieille femme cherche son petit-fils des yeux. Elle est seule. Elle pleure.

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OuroborosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant