Dans les bois éternels, Fred Vargas, 2006

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Le lecteur de roman policier est trop indulgent, c'est évident et regrettable, bien trop indulgent jusqu'à la complaisance aveugle. Il n'a même plus besoin de croire en l'intrigue qu'il lit, il suffit qu'il ait d'emblée décidé d'y oublier son discernement et d'abandonner d'un seul coup tout principe de réalité, et on lui fait apprécier n'importe quoi, surtout en été, parce qu'il croit le moment propice à s'évader et que c'est tout ce qu'il espère en cette saison et pour ce genre. Voici un lecteur qui manque singulièrement de distraction et à qui il ne suffit que d'un mauvais manège pour le satisfaire : il aurait pu bâtir lui-même une si piètre attraction, il devrait avoir l'intelligence de s'en apercevoir ! Je n'entends plus ce défaut d'exigence, cette coupable suavité qui incite en les permettant à toutes les indigences. Si au surplus on vérifie que ce genre est à peu près dépourvu de style, on se demande bien où il faut y chercher de l'intérêt.

Vargas, si bien vendue en France, est ici incroyablement mal ficelée. Le moins qu'on puisse réclamer d'un auteur de récits policiers, c'est de la vraisemblance, et je ne parle pas de détails infimes : je veux dire que comme l'intrigue se fonde en général sur la façon subtile dont un enquêteur progresse logiquement vers la découverte de l'auteur d'un méfait, on espère que ce déroulement sera crédible, qu'il ne s'y mêlera pas trop de hasards improbables, qu'on ne sera pas continuellement forcé d'admettre des étrangetés qu'on voudrait toujours examiner plutôt qu'assumer impérativement comme des réalités certaines en dépit de leur impossibilité criante.

Mais rien de tel, en l'occurrence. Si toute la couleur du roman vient du pittoresque des personnages, c'est surtout parce qu'on a ici des créatures vagues, stéréotypées, et qui paraissent plutôt extraites d'un bestiaire de curiosités que d'un univers humain. Si tout l'attrait en vient des découvertes successives qui réveillent l'attention, c'est surtout parce que ces trouvailles sont incongrues et inexpliquées et qu'on cesse rapidement de les inspecter et d'anticiper l'invraisemblance de leur phénomène et de leur succession – on se laisse ainsi guider davantage par lassitude que par réelle confiance en l'auteur ou souci de pénétration : c'est ce qui arrive quand, pour la énième fois, vous lisez en vous disant : « Bon ! admettons encore ! ». Si toute la fascination qu'inspire l'auteur vient des conclusions fortes que formule perpétuellement le commissaire Adamsberg, c'est surtout parce que ces inférences sont saugrenues et absurdes, au point que les certitudes du protagoniste sont manifestement aussi légèrement ou grossièrement bâties que ses fausses pistes – il n'y a aucune différence de solidité entre les deux, et on ignore par quelle raison se fier à l'enquêteur sinon parce que l'écrivain-même a l'air de vouloir vous le faire accepter, un peu comme un proverbe sert toujours à vous faire admettre une apparence d'évidence.

On se dit sans cesse : « Je vais être sympathique avec Vargas. À ce point du récit, je vais lui donner une quinzième chance. » Personnellement, j'ai été constamment tenté de lire avec ce sentiment de bonté condescendante qu'un professeur de français éprouve quand il parcourt une maladroite tentative de roman d'un élève : j'ai continué sans y croire avec la curiosité de voir vers quels développement l'auteur voulait nous amener et quelles originalités artistiques il prétendait nous exposer.

En vain. C'est sans profondeur, mal construit, peu émotionnel. C'est vite raconté, le plus souvent. Ça ne vaut pas un mauvais Connelly. J'y trouve de surcroît que ça pille beaucoup aux étrangers que j'ai lus. Par exemple, quant au noir mysticisme, ça ne vaut pas du tout Preston et Childe. Les nordiques parlent mieux de nature et de forêt. Les enquêteurs et spécialistes divers de Connolly et de Lehane, dans ce style un peu détendu et immature, sont bien mieux dessinés.

Par ailleurs, comme j'ai quelques dispositions à déjouer de véritables affaires policières, je m'aperçois que Vargas en a probablement peu, qu'elle ne connait pas grand-chose au milieu qu'elle prétend dépeindre. J'aurais, sur cet ouvrage, tant d'objections à formuler, presque page après page, que je me sens même un grand découragement à les expliciter toutes – je puis pourtant en dresser de mémoire une énumération brève de façon qu'on n'aille pas dire que cette ellipse est de mauvaise foi pour dissimuler une absence d'arguments et d'exemples :

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant