Chapitre 34

807 106 68
                                    

[Nausicaa, cette fois encore. La baronne de Meauvoir peu apprêtée, sans doute pour profiter d'un long galop dans les plaines de Loajess]


À mesure que le convoi approchait d'Arkal, il semblait à chevalier qu'il avait de plus en plus de mal à arracher ses pieds au sol.

Chaque pas lui coûtait, chaque geste demandait un effort inouï et masquer cette difficulté relevait du défi. Pourtant, il évoluait sans un mot, sans rien changer à son attitude habituelle et à l'absence d'expression qui cernait son visage. Il évoluait exactement comme si la soirée de la veille n'avait jamais eu lieu. Il n'en niait pas les faits et savait qu'il n'aurait pas été capable de marcher s'il ne s'était pas délaissé du poids de son mensonge. Farétal ne lui aurait pas permis d'approcher et il n'aurait pas pu accomplir son devoir.

Ainsi, il surveillait les abords de la forêt, les ombres que les feuillages projetaient sur le sol. Il avait toujours trouvé à Farétal des allures mystiques, avec ses arbres millénaires, ses silences, ses sons étouffés, son odeur puissante et sa présence écrasante. Désormais, et depuis qu'il lui associait de lourds souvenirs, Cassien lui associait l'idée pure du chaos.

Du chaos et de la mort.

— Nous arrivons, annonça-t-il, à l'égard de Lyssandre.

Aux côtés de celui-ci, la figure de Priam s'était invitée. Le chevalier l'observait la dérobée et ne trouvait rien à blâmer dans son attitude. Sans doute aurait-il préféré lire en lui le comportement abject d'un enfant gâté. Le cousin du roi n'observait pas cette fascination incompréhensible pour la destruction ou encore la curiosité maladive qu'entretenaient les enfants à l'égard de la guerre. Priam ne considérait pas les combats comme une expérience sympathique et dépaysante, au contraire. Il en mesurait une juste part d'horreur et d'inhumanité.

Cassien lut en lui une profonde maturité, émouvante compte tenu de son jeune âge.

Lyssandre acquiesça. Il était épuisé, mais tâchait de ne rien en montrer. Il avait peur, aussi, terriblement, mais si personne n'userait de sa faiblesse comme d'une arme ici, il refusait de l'étaler à la vue de tous. Il ne pouvait se permettre de voir son appréhension mêlée aux récentes nouvelles de son cousin contaminer les hommes qu'il envoyait peut-être, et malgré lui, à la mort.

Ils atteignirent les premières lignes d'Arkal. Lyssandre s'était imaginé des paysages complètement désolés, mais rien de tel ne s'offrit à sa vue. Les positions des soldats de Loajess étaient tenues au milieu de Farétal, à un kilomètre des derniers sentiers. L'endroit où les combats faisaient rage s'étalait un peu plus loin, à quelques centaines de mètres plus au Sud, et à en juger par le silence, les clameurs sauvages n'avaient pas surgi de la journée.

Le calme avant la tempête.

Cette pensée traversa Lyssandre, et il l'associa autant à sa sœur qu'à l'attaque qu'ils mèneraient les jours suivants.

Le campement était paisible et il y surprit une scène de ce qui devait être la vie quotidienne de ces hommes. Il captura cet instant presque insouciant au cours duquel les soldats se rasaient, préparaient le repas du soir, astiquaient leurs lames ou les aiguisaient. Lyssandre, bien qu'encore suffisamment éloigné des premières tentes, aperçut quelques bribes d'émotions ou, du moins, une ambiance commune. Une sorte d'épuisement, de profonde lassitude.

De vide, peut-être, aussi.

Cassien ne dirigeait plus sa monture. Pour la première fois depuis de longs mois, peut-être même des années, il sentit qu'il perdait ses moyens. Que l'angoisse prenait le pas sur la raison et qu'il perdait une part inquiétante de son précieux contrôle. Il se rappelait avoir été de ces hommes, d'avoir eu leurs gestes tant de fois qu'il en avait perdu le compte. Il se rappelait aussi cette attente, entre deux combats, tout aussi oppressante que la violence pouvait être douloureuse à initier ou à subir. Il se rappelait ce semblant de vie qui investissait le campement, quel qu'il soit, et qui ne faisait qu'entretenir l'illusion. Ici, à l'extrême sud de Loajess, tout semblant de vitalité ne subsistait qu'en apparence. En réalité, tous ces sacrifiés étaient déjà tous morts.

Longue vie au roi [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant